Le neuvième cercle
par la suite, de produire moins. Cela fut possible quand deux équipes – une de jour et une de nuit – furent créées. Chaque équipe devait travailler douze heures. À la fin de notre travail, notre production, comptée et recomptée, était entreposée à l’entrée du hall. Les équipes de jour devaient emmener au contrôle pour vérifier la qualité du travail, la production de l’équipe de nuit, et vice versa. Un jeune Soviétique, en arrivant au travail, me montra des pièces toutes finies. Je lui demandai où il les avait eues et il me dit les avoir prises, en passant, dans les caisses à l’entrée du hall. Je crois qu’il est inutile de décrire la suite. C’était une forme de sabotage qui pouvait se faire sans trop de risques, les pièces ayant été comptées une première fois par les autorités du hall, il n’y avait pas de raison de les recompter par la suite. Inutile de dire que notre prélèvement devait se faire dans les limites raisonnables.
— Une autre forme de sabotage consistait à fabriquer des bagues. La matière première : le bronze. Il nous était fourni par des coussinets prélevés sur les machines, ces machines qui provenaient de différents pays, occupés par les nazis, arrivaient par train et séjournaient plusieurs jours avant d’être montées dans les halls. C’est là que le prélèvement s’effectuait. Mon fournisseur était Polonais, Stéphane. Il avait été arrêté en France, dans le nord, pas comme politique mais comme droit commun. C’était, par ailleurs, un très charmant garçon. Il s’occupait également de l’écoulement de la production, ce qui nous valait un supplément de nourriture ou la possibilité d’avoir un vêtement un peu plus confortable. Ces bagues – qui étaient, pour la plupart destinées aux kapos (je l’ai su par la suite), faisaient les délices également des S.S. et de leur femme. Et je crois qu’il est bon de dire que ces derniers n’étaient pas tellement curieux car ce bronze ne nous tombait pas du ciel. Mais ces mercenaires se souciaient sans doute plus de satisfaire leur goût du pillage et de leur profit que du reste.
— Un camarade, Claude Tefel, avait eu la chance d’être choisi pour s’occuper du garage. Son travail consistait surtout à réparer les vélos et quelques rares motos. Pour équiper son atelier, qui était pratiquement nu quand il le prit, nous volions du matériel à l’usine : des pièces, de l’outillage, des graisses. Là encore, les S.S. ne se préoccupaient pas d’où cela venait. Les machines pouvaient bien manquer d’huile, peu importe, du moment que leurs besoins personnels étaient satisfaits. Ce camarade avait, au-dessus de son garage, une pièce où était entreposée la réserve d’oignons des S.S., légume ô combien précieux à cause des vitamines et pour lutter contre le scorbut. À l’aide de fausses clés, fabriquées à l’usine, et pendant les alertes, il fauchait un seau d’oignons qui était réparti entre les camarades français.
— Me voilà donc installé au Hall XIII, et cette fois d’une façon définitive jusqu’à notre libération. Déjà plus d’un an et demi passé dans cet enfer. Nous sommes dans l’hiver 1944-1945, l’hiver qui devait s’avérer terrible pour les quelques survivants des convois de 1943. Nous redoutions, pour nos carcasses affaiblies, un hiver de plus. Mais les nouveaux arrivants n’étaient pas mieux lotis que nous. Ils débarquaient à un moment où la répression était peut-être un peu moins dure, mais elle existait tout de même. Par contre, la pénurie de denrées alimentaires s’accentuait, et ces camarades, arrêtés pour la plupart après le débarquement, passaient sans transition d’une vie alimentaire à peu près normale à la pénurie terrible qui sévissait dans les camps. C’était l’époque où la soupe était faite de légumes déshydratés, mangés par les vers que nous retrouvions surnageant au-dessus d’elle. Mais pour nous, les anciens, qui en avions bien vu d’autres, nous avalions ces vers sans trop de difficultés. Et, il faut bien le dire, c’était à peu près la seule viande que nous mangions.
— Sentant que je faiblissais, il me fallait faire quelque chose pour essayer de tenir le coup. Avec l’aide de mes camarades français, je décidais – l’exemple m’étant fourni par le jeune Soviétique Vassili qui s’était blessé au doigt et avait pu se faire admettre au block 27,
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