Le neuvième cercle
recevoir au vol la boule, la dissimuler en l’espace d’un éclair et repartir avec un calme imperturbable, qu’il aurait fallu une dénonciation ou un coup de hasard pour découvrir le pot-aux-roses.
— Pour les pommes de terre, il fallait la complicité des Russes travaillant aux silos. Ceux-ci attachaient le bas de leur pantalon aux chevilles et remplissaient ainsi les jambes puis, calmement, les apportaient aux Espagnols qui les faisaient cuire à l’eau. Le soir, peu avant le retour au camp, les Russes venaient se charger. Il était alors curieux d’assister au block 11 à la récupération ; nos deux Espagnols tenaient une véritable comptabilité, et chaque Russe chargé de pain ou de pommes de terre sortait de son pantalon soit trois ou quatre boules, soit trente ou quarante pommes de terre. Le nombre donné au départ étant pointé, ils percevaient ensuite leur récompense : un tiers de boule ou quinze ou vingt pommes de terre qu’ils allaient vendre au marché. Les Espagnols, malgré « leurs frais » s’y retrouvaient largement car il leur restait, chaque soir, deux cents à deux cent cinquante pommes de terre à vendre, à raison de huit pour une portion de saucisson. C’est ainsi que, trouvant ce prix raisonnable, nous nous arrangions à deux camarades pour changer l’une de nos rations de soupe ; cela nous permettait d’enrichir notre repas de quatre pommes cuites chacun.
— Lorsque la vente était terminée (et cela ne traînait guère), ils allaient retrouver d’autres compatriotes qui, de leur côté, avaient organisé différentes denrées et se composaient des repas non seulement appétissants mais très honnêtes au point de vue quantité.
*
* *
— Enfin xiv les camarades réussirent à me faire admettre à la Steyr. J’avais été baptisé « grand spécialiste en petite mécanique ». En conséquence, je fus admis avec un camarade belge et un Français, Noël, à subir l’épreuve d’admission. Cette épreuve consistait surtout à se servir d’un pied à coulisse. Pour moi, bijoutier, cela m’était facile car, dans mon métier, c’est un outil dont nous nous servons couramment. Mais ce n’était pas le cas des deux autres qui n’avaient jamais tenu un pied à coulisse dans leurs mains. Heureusement, pour eux, je passais l’épreuve le premier. Je m’arrangeai pour leur faire un cours rapide sur la façon de s’en servir et, avec la complicité de l’interprète, un Polonais qui avait vécu en France, nous réussîmes notre examen. Nous fûmes admis au Hall VIII. Ce hall était celui de l’outillage, un des meilleurs de la Steyr. Dans ce hall étaient concentrés les spécialistes des calibres, la fabrication des fraises et des différents outillages indispensables au fonctionnement de l’ensemble de l’usine. Aussi, les coups y étaient-ils rares et, quelquefois, ce qui n’était pas négligeable, nous avions du rabiot de soupe. Je fus affecté au perçage des canons de fusil. Je disposais d’une machine, d’au moins 3 mètres. Il fallait bloquer le canon de fusil et, au moyen d’un foret, long d’un mètre environ, percer celui-ci. C’était assez délicat. Il fallait bien bloquer tous les écrous car « la passe » durait environ une demi-heure, et un seul écrou mal bloqué c’était la catastrophe. Je dois dire que, malgré ma soi-disant bonne volonté, il m’arrivait d’oublier de bien serrer des écrous, ce qui me valait, à travers une grêle de coups, de me faire traiter de tous les noms d’oiseaux, parmi lesquels « merde de Français ».
— Un nouveau hall, le 13, venait d’être installé et, pour l’équiper en main-d’œuvre, on avait fait un prélèvement dans les différents halls existants. Mon nouveau travail consistait à ébarber des pièces qui devaient être des espèces de gâchettes. Nous étions une dizaine de détenus, parmi lesquels quatre Français, Charlie, Louis, Gilbert et moi. Alors qu’au début de notre séjour dans les camps l’incompréhension des langues était une source de conflit perpétuel, nous pouvions maintenant, à travers un jargon à base d’allemand, mieux nous comprendre. Cela nous a permis, du fait que nous étions les premiers à effectuer ce travail, d’établir des normes, les plus basses possibles, car pour les Allemands, hommes d’ordre, une fois fixé le nombre de pièces, du moment que le compte y était, c’était suffisant. De plus, nous avons trouvé un moyen,
Weitere Kostenlose Bücher