Le neuvième cercle
certain camion de ciment. Quand je sortis, tardivement, de mon repaire, je fus bourré de coups de poing par le doyen du camp qui me dit :
— Morgentunnel !
— On me fit coudre sur la poitrine une cible rouge et, avant l’aube du 2 novembre 1943, notre misérable kommando se mit en marche pour monter jusqu’au chantier du tunnel. Là, on fit sortir un Tchèque, Pospisil, un Russe, un Polonais et moi-même, tous les quatre « ornés » de la cible rouge. Le vieil adjudant S.S. que nous surnommions « Trompe-la-mort » tendant son bras vers le sommet de la montagne nous dit :
— « Et maintenant, vous pouvez aller voir Staline ! »
— On nous sépara de nos camarades pour aller transporter des rails dans un coin isolé du chantier. Vers la fin de la matinée, Pospisil et le Polonais furent pourchassés au-delà de la ligne des sentinelles : « Flucht Versuch » (tué en tentant de s’évader) tel fut leur sort officiel.
— Il fallut dix-sept coups de fusil pour abattre Pospisil qui, perdu pour perdu, avait foncé vers la montagne. « Trompe-la-mort » lui donna le coup de grâce avec son revolver d’ordonnance.
— Après toute cette mise en scène sanglante, la sirène de 11 heures sonna l’arrêt du travail… nous avions un sursis !
— Nous rejoignîmes nos camarades dans la baraque où, alignés sur les bancs, nous mangeâmes notre maigre soupe.
— Personne ne voulait s’asseoir à côté du Russe et de moi-même… Nous étions des bêtes marquées au fer rouge, destinées à la mort dans l’après-midi. « Death in the afternoon. »
— Le 2 novembre était l’anniversaire de la mort de mon père. Quel émouvant présage ! Je savais que je mourrais au cours de cet après-midi qui venait et, intérieurement, je m’y préparai. Je récitai d’abord l’acte de contrition avec l’espoir que Quelqu’un l’entendrait ; puis, pêle-mêle, toutes les prières qui me revenaient en mémoire. Gravement.
— Une demi-heure après vint le coup de sifflet du rassemblement.
— À mon grand étonnement, on me remit dans le troupeau… Que s’était-il passé ?
— La tuerie du matin avait choqué le personnel de l’entreprise de travaux publics à laquelle notre main-d’œuvre de bagnards était affectée.
— Les secrétaires de ces messieurs avaient poussé des cris devant l’horrible spectacle. L’ingénieur en chef, qui était médaille d’or du Parti nazi, était intervenu auprès du commandant S.S. Winkler, et les ordres avaient été donnés par la voie hiérarchique : on enleva ma cible rouge et on me fit rentrer dans le rang.
— C’est ainsi que j’échappai à une mort certaine. Immédiatement, je m’appliquai à me faire oublier… Quant aux kapos et aux droit commun, ils me laissèrent désormais une paix relative, respectant la baraka qui m’avait protégé.
*
* *
Marcel Aubert, dès son entrée dans l’enceinte du Loibl-Pass, n’eut plus qu’une idée en tête : s’évader.
— Pourquoi xxvi je me suis évadé ?
— parce que j’avais vingt ans,
— parce que j’avais passé quarante jours à Mauthausen,
— parce que j’en avais tiré la conclusion que le camp de concentration était un camp d’extermination,
— parce que j’avais réalisé, après coup, que j’aurais pu m’évader cent fois et que j’avais été lâche,
— parce que, enfin, j’étais inconscient.
— Car pour s’évader d’un camp de concentration, il fallait être, non pas courageux, mais naïf, aveugle, innocent ; il ne fallait pas être audacieux ou volontaire, mais illuminé, et nourrir une idée fixe.
— Dès mon arrivée au Loibl-Pass, ma décision était arrêtée : je m’évaderais.
— Je fondai d’abord des espoirs sur un ouvrier yougoslave électricien qui m’affirma être ancien officier de la marine de guerre yougoslave – j’étais moi-même ancien élève de l’École navale. Tous les lundis, il me racontait qu’il avait passé le dimanche avec les partisans, qu’un jour il partirait avec eux, qu’il m’emmènerait.
— C’était mon rêve, donc j’y croyais.
— C’était peut-être aussi un peu vrai : un matin, je n’ai plus revu mon officier. Je n’ai jamais su s’il avait été arrêté ou s’il avait effectivement rejoint les partisans : les rumeurs, à ce sujet, ont été contradictoires.
— J’ai décidé alors de ne plus compter que sur moi.
— Je préparai, seul, une
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