Le neuvième cercle
qu’ils aient rejoint le maquis de Tito, soit qu’ils aient été envoyés par l’occupant dans des camps de travail ou de discipline. Car le pays où nous venions d’être transportés appartenait à cette Slovénie martyre, dont Loubiana (Laibach en teuton) était la petite capitale. Sous la botte nazie, les populations de la Carinthie, de la Carniole et de la Styrie, déjà si proches des nôtres, frémissaient d’une haine semblable à celle qui habitait le cœur de millions de Français réfractaires à toute collaboration avilissante. Mais ils devaient la dissimuler au tréfonds de leur cœur, car l’appareil policier était puissant, la délation érigée à la hauteur d’une vertu, et les représailles atroces.
— Pauvre France et pauvre Slovénie !
— C’est ce rapprochement que nous faisions chaque jour, lorsque notre longue colonne, en rangs par cinq, traînant aux pieds ses sabots informes, montait à pas lents la route qui conduisait au chantier du tunnel.
— Le spectacle alentour ne réjouissait nos yeux qu’à l’approche de l’été. Les sapins s’ébrouaient alors comme pour chasser leur dernière neige, sous la brise venue de l’Adriatique ; les mélèzes retrouvaient leur couleur, fanée avec les premières bourrasques d’octobre. Et dans les rares espaces où l’herbe avait pu croître, quelques fleurs campagnardes jetaient des touches aimablement colorées.
— Nous passions devant une petite chapelle dont le clocher couronné d’un bulbe gothique se dressait contre la paroi de la montagne. De loin en loin, au bord du chemin, des planches dressées en forme de toiture abritaient des statuettes de plâtre ou de bois sculpté (ou ce qui en restait) représentant des saints personnages. La ferveur religieuse des Slovènes n’était pas du goût de nos gardiens, qui ricanaient parfois en arrivant à la hauteur de ces pieux symboles, ou crachaient au passage en signe de mépris.
— Puis, sur un plateau artificiellement créé, s’étalait le chantier : le magasin d’outillage, le petit dépôt des machines à vapeur, cerné de rails et d’aiguillages. Au fond, trou béant dans le flanc de la montagne, l’entrée du tunnel.
— Car nous avions percé les Alpes.
— Prisonniers du grand Reich, il entendait profiter de notre extermination pour les besoins de sa stratégie. Faire mourir les forçats à la tâche était une formule plus originale encore que de les équilibrer d’une rafale de mitraillette ou de les pendre à la haute branche d’un arbre.
— Répartis en deux équipes, jour et nuit alternées, il nous fallait déblayer la neige quand sa hauteur gênait le passage des camions ou recouvrait les voies ferrées, manier le marteau piqueur pour ceux dont c’était la spécialité, la pioche et la pelle pour les autres, remplir les wagons des rochers et de la pierraille arrachés au cœur de la montagne, préparer le béton destiné aux revêtements de la voûte, faire cent autres travaux. Onze heures d’affilée, coupées d’un arrêt où nous était servie une soupe à base de rutabagas ou de légumes déshydratés, et qui n’était grasse que lorsque les vers, surpris par le séchage industriel des végétaux surnageaient du liquide qui emplissait nos gamelles. Nous n’avions, hélas ! ni le droit, ni le temps de nous montrer difficiles. « Primum vivere ». Oui, vivre d’abord, pour tenir. Il y avait ceux qui « tenaient » et ceux qui ne « tenaient » pas.
— Pour les derniers, c’était la baraque d’ambulance, l’évacuation vers la centrale de Mauthausen où les attendaient la gueule vorace des crématoires, ou d’une façon plus expéditive (car les voyages compliquaient la tâche de nos gardiens) trente centilitres de benzol dans le cœur ou dans les poumons.
— Le major Ramsauer était là pour ça.
— Au début, il avait eu du mal à trouver le bon chemin pour l’aiguille de sa seringue. Et ce malgré l’ouvrage d’anatomie qu’il gardait grand ouvert sur un guéridon proche de la table où il avait fait étendre le patient. Roland et Michel, les deux aides-infirmiers du « Revier » avaient eu tout loisir d’observer la méthode. Car le hautain « toubib », frais émoulu de l’Université berlinoise, ne se gênait pas devant eux. N’étions-nous pas – « Nuit et Brouillard » – voués les uns et les autres à la disparition sans phrases ? Nos témoignages futurs n’empêchaient pas Ramsauer
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