Le neuvième cercle
ceux qui sont déjà couchés.
— Une de ces trois nuits d’épouvante, je suis parvenu à ramper dans un des couloirs, calculant chacun de mes gestes, je pense ne pas avoir été remarqué. Cependant, j’entends une voix, près de moi, qui interroge : « Franzose ? » La voix plus doucereuse, plus inquiétante encore, répète : « Franzose ? » Je réponds enfin par l’affirmative ; mon interlocuteur invisible me déclare en allemand que, demain, tous les Français doivent être tués, tout comme les Juifs, et que si mes chaussures sont en bon état, je peux bien les lui laisser, demain je n’en aurai plus besoin. Je ne réponds rien, feignant de dormir ; mais je juge plus prudent de m’enfuir. S’endormir ici c’est risquer de ne plus se réveiller. Je me replonge dans la multitude houleuse de tous ceux qui, debout, luttent désespérément contre la fatigue et le sommeil. Je frappe comme les autres, à coups de pied, à coups de poing ; je parviens jusqu’au fond du block. Il me semble que le sol du block va en montant. J’ai atteint le tas des morts et des moribonds qui enchevêtrent leur pourriture nauséabonde. Je suis si las que le malin, je suis à demi enseveli sous les corps. D’autres sont imprégnés de boue, de sang, de déjections.
— Nous avons vécu pendant trois jours dans cette galère, trois jours de folie, trois jours de terreur. Nous acceptons presque comme libération la douche que nous devons aller prendre, nus, au fond du camp.
— Il fait un froid atroce, qui nous ceinture dès que nous avons franchi la porte. M’étant retourné, j’aperçois plusieurs de nos camarades malades qui ne peuvent courir. Ils agitent désespérément leurs bras comme des hommes qui s’enlisent, puis ils disparaissent dans la neige.
— La désinfection est terminée ; elle a duré trois jours, elle a fait quatre mille morts.
*
* *
— Le lxxii dimanche 22 avril, vers 17 heures, une commission passe dans tous les blocks. Il y a le Lagerführer Schultz, le S.S. italien de l’infirmerie, le Blockführer et le docteur de l’infirmerie du camp de Gusen II, Philipp si je me souviens bien. On fait aligner et se déshabiller les prisonniers dits « de la Réserve » et parmi eux, un tri est fait. On me fait ranger à part avec quelques autres tout aussi débiles que moi. Je suis le seul Français du block 3 à être désigné. Nous devons abandonner nos pauvres hardes et l’on nous inscrit sur la poitrine, au crayon encre ainsi qu’on le fait aux morts partant au crématoire, notre numéro matricule.
— La même scène se passe dans tous les blocks à l’exception du block 16 où nous serons tous dirigés, nus et immatriculés pour la mort. Dans ce block, au fur et à mesure de notre arrivée, nous sommes empilés quatre par paillasse, dans les lits à trois étages où les plus faibles ont bien du mal à se hisser. Pas de couvertures, celles-ci sont entassées dans un espace libre au milieu du block et il est défendu d’y toucher. Et c’est une première nuit d’épouvante qui commence. Plusieurs fois l’on nous fait lever tous et à grands coups de bâton et gummi, on nous entasse d’un côté du block pour nous compter et vérifier notre matricule avant de nous laisser regagner notre place.
— L’appel du soir, nous devons y assister, dehors, par tous les temps, toujours nus, assis le derrière dans la boue ou la neige, empilés l’un dans les jambes de l’autre, dix par dix. Nous avons dû rester ainsi parfois bien longtemps et toujours pour quelques-uns cet appel fut mortel. La nourriture a consisté en un quart de litre de soupe claire, qui nous fut distribuée tous les deux jours, à raison d’une gamelle par lit. Chacun des prisonniers avalait quelques cuillers avant de la passer à un autre qui avalait le même nombre de cuillers et la faisait suivre ainsi de suite jusqu’à épuisement du contenu. Cinquante grammes de pain, soit le pain infect en vingt-quatre parts. Encore le moindre bruit fut-il prétexte maintes fois à la suppression totale de nourriture dans tel ou tel coin du block.
— Voisinaient, au block 16, sur les mêmes paillasses, des détenus de toutes nationalités, d’où première difficulté pour obtenir le silence. Ensuite, ces détenus étaient soit dysentériques, atteints de gangrène, de cachexie, plaies multiples, abcès, tuberculose et tous ces maux provoquaient des gémissements et des plaintes ininterrompues,
Weitere Kostenlose Bücher