Le neuvième cercle
peu plus d’une semaine.
— Dans notre baraque, Joseph, qui est un spécialiste des questions juives, s’est immédiatement emparé d’eux. À la grande joie du personnel du block, et d’un public lâchement complaisant qui rit pour s’attirer les faveurs du bourreau, il invente, pour eux, toutes sortes de jeux cruels. Avec les raffinements d’un chat, dont il a les inquiétants yeux verts, il joue avec sa proie sans la tuer trop vite. La suprême plaisanterie, celle qui enchante la foule rassemblée, est celle qui consiste à faire ouvrir la bouche aux Juifs et à leur envoyer un énorme crachat au plus profond de la gorge. Les yeux arrondis par l’épouvante, les « Jud » restent impassibles, figés dans un grotesque garde-à-vous. Ils avalent l’ignoble souillure qu’ils n’osent rejeter.
— À l’usine souterraine, dans l’ombre complice, Joseph retrouvera d’autres Juifs. Avec d’autres kapos, il peuplera ses heures d’oisiveté de nouvelles tortures. Il force les Juifs à danser deux par deux, à s’embrasser sur la bouche et à d’autres plaisanteries du même goût. Excité par les rires, il serre les gorges, lentement, savamment. Nous entendons, à travers l’infernal tintamarre des machines, leurs cris aigus d’enfants qu’on égorge.
— Dans le camp, les « Jud » sont affectés à toutes les répugnantes besognes. Ce sont eux qui assurent la vidange. S’ils n’étaient pas là, ce serait sans doute aux Français que serait confié ce poste de confiance.
— Des enfants juifs sont plongés nus dans les fosses ; cramponnés à une échelle de fer, ils se font passer les seaux pleins que d’autres vident dans un wagon citerne. Leurs corps, que déforme le rachitisme, sont répugnants à voir. Ils sont couverts de ces matières immondes qui s’égouttent des seaux. Ces gosses, avec des gestes d’un automatisme résigné, accomplissent leur besogne sans murmurer. Les aboiements des kapos ne semblent pas les tirer de la torpeur où il sont enfermés.
— Peut-être pensent-ils aux choses auxquelles pensent les petits, rêvent-ils d’un autre monde, si près d’eux où l’on ne battrait plus les enfants, un monde illuminé d’étoiles qui ne seraient pas jaunes ?…
— Les Juifs qui sont affectés aux wagons-citernes, sont adultes ou vieillards, des hommes sans muscles. Tordus par l’effort, ils mettent difficilement les lourdes voitures en marche. On entend le bruit caverneux de leurs maigres carcasses sous les triques. Sous l’affolement, les malheureux tirent, poussent sans conjuguer leurs efforts.
— Ce sont eux encore qui assurent la vidange des tonneaux fichés en terre qui servent de waters. À longueur de journée, ils transvasent, à l’aide de vieilles casseroles, les matières qu’ils emportent à travers le camp, dans des baquets montés sur des brancards. Parmi les Juifs, beaucoup parlent français. Craintivement, ils viennent nous causer. Les Français sont les seuls qui, au camp, les écoutent sans les repousser. Ils nous demandent des nouvelles, ils nous transmettent les leurs qui sont extravagantes. Pour eux, la libération n’est pas une chose lointaine, elle ne peut pas l’être. Ils ne peuvent pas attendre. Il y a tant de détresse dans leur espoir, ils se mentent tellement à eux-mêmes, que nous nous taisons.
— Ce sont d’interminables cohortes de « Jud », qui sont périodiquement emmenés pour être exterminés. C’est un hallucinant carnaval de la pourriture humaine, masques pharamineux passés au bromure que défigurent les érysipèles, jambes violacées, gigantesques, prêtes à éclater, gangrènes monstrueuses. Presque aucun ne reviendra ; une expéditive piqûre au pétrole les enverra au « kréma ».
— C’est à l’usine souterraine que les Juifs endurent le pire de leur calvaire. Quand nous passons près d’eux, dans la nuit des galeries, nous les trouvons parfois statufiés, dans l’extase des prières. Ils balbutient des choses incompréhensibles avec une ferveur qui leur fait oublier le danger qui pèse continuellement sur eux. On en trouve un peu partout de ces pauvres « Jud », pendus aux plus hautes poutres des échafaudages. Suicides ?… Quelquefois.
— Nous sommes en janvier 1945. Le nombre des malades, des éclopés, des blessés, des mourants est indiciblement grand. Tous les modes d’exécution, mis en œuvre jusqu’alors pour l’extermination des hommes, s’avèrent
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