Le neuvième cercle
insuffisants. Les bourreaux sont débordés, sans doute à cause de leur désir de trop bien faire, du fignolage. Les charretées de cadavres se suivent, alimentant, jour et nuit, le « kréma » qui nous renvoie sa fumée écœurante.
— Dans chaque block, l’emplacement, réservé à ceux que leur état de santé trop mauvais condamne, est plein. Parmi ceux qui attendent dans l’anxiété le sort qui leur sera fait, il y a de nombreux Français. Nos camarades se hissent le long des planches qui leur interdisent de nous approcher. Ils tournent vers nous des regards suppliants où nous lisons presque l’ombre du reproche, le reproche de nous voir de l’autre côté de la barricade, dans le camp de ceux qui vivent encore. Comme au Banhof, ils sont laissés sans boire et sans manger et dans le même état de repoussante saleté. En cachette, nous parvenons à leur faire passer, à travers les planches, quelques gamelles de soupe et de café qu’ils avalent en se battant. Ce block est rempli de l’odeur pestilentielle qu’ils dégagent.
— Prétextant les menaces de typhus qui pèsent sur le camp et sur les bâtiments voisins où casernent les soldats, les autorités militaires du camp décident que le camp sera désinfecté. Depuis quelques jours, les S.S. exigent que nous nous tenions à dix pas quand ils nous adressent la parole. Les soldats de la « Luftwaffe » qui nous accompagnent au travail, ne montent plus avec nous dans les wagons. Ils suivent à pied le convoi qui marche au pas. La plus grande partie des détenus est expédiée à Linz pour y être désinfectée. Ils retrouveront, dans les wagons, l’entassement meurtrier des wagons scellés. Les prisonniers d’un wagon entier mourront asphyxiés. Je suis resté à Gusen II avec la partie des hommes qui subiront, au camp même, la désinfection.
— Nous sommes entassés quelques milliers dans deux blocks, pendant que les blocks vides seront désinfectés. Pendant trois jours et trois nuits, nous avons vécu tout ce qui, en horreur, dépasse les bornes de l’imagination. S’en souvenir c’est se demander si l’on n’a pas été l’objet d’une hallucination. L’effectif du block où nous sommes enfermés est déjà au complet ; nous venons y ajouter la population de plusieurs blocks. Nous devons rester debout, il n’est pas question de se coucher, à peine s’asseoir. Nous sommes si serrés, si comprimés que la respiration est coupée, qu’il est impossible d’esquisser le moindre geste.
— Par jeu, les kapos passent et repassent dans la marée humaine en fendant les crânes à coups de bâton ; il y a du sang partout. Chaque homme, conscient de l’importance de l’épreuve qu’il traverse, lutte farouchement pour la vie ; transformé en brute déchaînée, il est prêt à tuer pour vivre. Le mouvement incessant de flux et de reflux qui remue la foule innombrable, rejette au fond du block comme les déchets d’une tempête, l’autre foule, celle des malades. Ils forment un tas où s’entremêlent morts et vivants.
— Les détenus affolés s’élancent à l’assaut des lits. Les centaines d’hommes qui les occupent déjà se défendent à coups de sabots. Des hommes supplient pour obtenir une place ; ils tendent, en échange, des morceaux de pain. Sous les lits, toute la place est occupée.
— Des hommes ont grimpé jusque dans la charpente, pourchassés à coups de lattes de bois, ils s’écroulent de plusieurs mètres de hauteur, dans la foule. La soupe est servie dehors, dans la cour, au milieu des cadavres. Les mourants sont jetés nus dans la neige, qui les recouvre lentement. Ils sont une quantité qui s’acharnent à ne pas vouloir mourir. Ils sont assis, les yeux exorbités, perdus dans on ne sait quel rêve extraordinaire. Ils semblent ne pas sentir ces morsures cruelles du vent et du froid. Lentement, ils caressent leurs bras, regardent obstinément leurs mains, mangent de la neige. Ils nous observent comme si c’étaient nous qui offrions un étonnant spectacle.
— La pâleur cadavérique de leur corps les fait parfois confondre avec la neige qui les recouvre. Poursuivis par les coups de matraque, nous nous empêtrons dans leurs membres raidis. Nous nous écroulons sur eux, sentant contre nous le marbre de leur chair morte.
— Chacun essaye de trouver une place pour passer la nuit ; dans l’étroit couloir qui sépare les lits, des hommes se glissent, mais ils sont assommés par
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