Le Pacte des assassins
l’être d’un frère aîné
dont on accepte les frasques. Il lui rappelle Marco. Il raconte leurs exploits
sur la Piave. Elle note, un peu effarée et inquiète, que Paolo Monelli lui
confie qu’en somme il y a peu de différences entre le désir de révolution des
fascistes et celui des bolcheviks. Les uns brandissent le drapeau, noir, les
autres, la bandiera rossa. Ils s’entretuent, mais c’est la même révolte
qui les anime contre l’ordre repu, la vie mesquine, l’individualisme
calculateur de la bourgeoisie, cette classe qui n’a ni les vertus héroïques des
aristocrates, ni la générosité et le sens de la fraternité des hommes du peuple.
Les bourgeois sont des boutiquiers aux ambitions médiocres, aux petites pensées.
« Mussolini est le Lénine du fascisme, ajoute Paolo Monelli. Les deux
hommes devraient se rencontrer, signer un pacte qui scellerait l’unité du
fascisme et du communisme pour en finir avec l’hypocrisie de la société
bourgeoise et sa prétendue démocratie. »
« Je fais part
à V. B. de ces réflexions de Paolo Monelli. Longue conversation. Il est
grave et résolu. Un an de moins que moi, dix-neuf ans, officier déjà. Il a
accompagné Trotski, lors des rencontres de Brest-Litovsk avec les généraux
allemands aux fins de signer un traité de paix. Il les a observés. Ces hommes n’accordent
que peu de valeur à autrui et n’ont que peu d’estime pour eux-mêmes, dit V. B.
Je l’observe. Sa détermination et ses convictions me rassurent. Il est persuadé
de la force libératrice de la révolution russe.
Il a connu le mépris des aristocrates, les
pogroms, les prisons de l’Okhrana, la police secrète du tsar. Je lui parle de l’homme
empalé, des fosses communes, de ce commencement sanglant, barbare, cruel. V. B.
m’interrompt : il a combattu les Armées blanches. Il pourrait dresser la
liste de leurs crimes, les villages incendiés, les femmes violées, les hommes
abattus. J’évoque les atrocités perpétrées du côté des bolcheviks, parle à
nouveau de cet homme empalé, les rires des soldats rouges.
Il s’indigne de ma naïveté :
— Nous construisons dans la boue, le sang
et la merde de l’ancien régime, dit-il, avec les hommes tels que nous les ont
légués la servitude, la guerre, l’ignorance entretenue, la superstition. Mais
nous changerons l’homme ! L’acte que nous accomplissons revêt une
envergure historique mondiale dont les traces resteront marquées à travers les
siècles.
Je veux croire V. B. lorsqu’il parle
ainsi ; je ferme les yeux et j’ai l’impression de danser. »
La liaison entre
Julia et V. B. durait encore en mars 1921 quand le pouvoir bolchevique
écrasa la révolte des marins de Kronstadt, ceux-là mêmes qui avaient, par leurs
interventions à Petrograd et par leur héroïsme, permis la victoire de la
révolution, la prise du palais d’Hiver.
Sans commentaire, Julia recopie dans son
journal du mois de mars quelques lignes d’un tract distribué à Kronstadt :
« Où sont les vrais
contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolcheviks, les commissaires. Vive
la révolution ! Vive l’assemblée constituante ! »
Quelques lignes plus loin, elle écrit :
« V. B. a participé à l’attaque de
Kronstadt. “Nous avons épargné la population de la ville, m’a-t-il dit d’un air
sombre. Ce sont les mencheviks qui ont empêché toute solution pacifique. Ils
espéraient casser ainsi le mouvement révolutionnaire. Mais ce sont eux que nous
avons brisés.
Pas de démocratie bourgeoise, pas d’élections-duperies
ni d’Assemblée constituante qui ne serait qu’un leurre ! Dictature du
prolétariat !”
La violence des propos de V. B. m’effraie.
Je ne le verrai plus. »
Cependant, quelques
semaines plus tard, V. B. réapparaît dans son journal :
« Rencontré V. B. le jour où Willy
Munzer me remet une lettre de la main de Heinz, qui ne contient que quelques
mots : “Lis ce texte de Rosa Luxembourg, de 1918. Il dit tout. Apprends-le
par cœur, recopie-le. Fais-le circuler comme s’il s’agissait de dynamite, et ne
donne pas ta source. On tue pour moins que ça.” »
C’est Heinz Knepper qui écrit cela et elle en
tremble. Julia lit, relit, recopie le texte de Rosa :
« Une liberté réservée aux seuls
partisans du gouvernement, aux seuls membres du parti, ce n’est pas la liberté.
La vraie liberté, c’est toujours la liberté pour ceux qui ne pensent pas
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