Le Pacte des assassins
à sa manière », dit Monelli, puis, après un
long silence, comme s’il hésitait à poursuivre, il ajoute seulement que c’est
ce mouvement-là qu’a rejoint Marco Garelli.
Puis il se penche vers Julia, tente de l’enlacer.
Elle se dérobe. Elle se défie d’elle-même. Elle rentre à Moscou, note dans son
carnet :
« Heinz absent, la solitude est comme la
soif. Ma bouche est sèche. Je suis tentée de boire. L’un est l’alcool, l’autre
l’eau de source. Mais je fuis Thaddeus Rosenwald et Paolo Monelli. Je traduis
pour Lénine un rapport de Heinz. Je devrais être emportée par l’enthousiasme. Heinz
assure que la révolution peut triompher en Allemagne. Mais, pour moi, le voyage
de noces est achevé.
« J’erre dans les couloirs de l’hôtel Lux
ou dans les salles du Kremlin comme si j’étais Lady Macbeth. J’ai vu trop de
cadavres. Au commencement de ce que nous voulons construire, il y a la barbarie
et la mort, cet homme empalé.
« Et nos mains sont couvertes de sang. »
7.
En cette fin d’année 1920, alors que des
cauchemars ensanglantent toutes ses nuits, Julia a bu de l’alcool et de l’eau
de source, entre bien d’autres boissons. Elle a l’écriture d’une femme ivre qui
tâtonne, laisse échapper quelques confidences puis tout à coup se reprend comme
on garde l’équilibre en s’accrochant au battant d’une porte.
Heinz est toujours en Allemagne et c’est
souvent Thaddeus Rosenwald qui lui apporte des nouvelles. Mais, dans le journal
de Julia, il est devenu seulement et familièrement « T. R. ». Et
elles sont nombreuses, les initiales qui se succèdent jour après jour, nuit
après nuit !
Certaines sont dépourvues de mystère et j’ai
mis un nom, un visage, un destin derrière ces lettres :
« T. R. me propose à nouveau de l’accompagner
dans son prochain voyage à Anvers et à Paris. Il m’offre même de passer
quelques jours avec moi à Venise.
Il me tente, mais je crains, je sais que, retrouvant
ma ville, mon palais, ma chambre, Marco et mon père, ma langue, je ne pourrais
plus repartir, et que j’en serais à vie déchirée, me sentant coupable d’avoir
trahi Heinz et saccagé mes souvenirs, d’avoir choisi de devenir une paisible
spectatrice, une égoïste aristocrate vénitienne, médiocre descendante de mon
ancêtre Vico Garelli qui eut le courage de rester à son poste à Constantinople,
attaqué par les Turcs.
Je ne veux pas faillir, me contenter de
regarder les Russes perdre tout leur sang. Ce peuple est admirable parce qu’il
est fou, sa tête slave débordante de rêves. »
À lire ces dernières
phrases, j’ai pressenti qu’elles prolongeaient une conversation, mais non pas
avec Thaddeus Rosenwald.
Avec lui, « T. R. », elle ne
parle pas. Elle dîne, elle couche, même si elle n’évoque jamais cette liberté
de jouir qu’elle s’est donnée.
J’ai d’abord pensé qu’elle était influencée
par ce W. M. qui apparaissait de temps en temps. Il arrivait d’Allemagne.
Elle l’interrogeait, s’inquiétant du sort de Heinz qui vivait en clandestin, dirigeant
le Parti communiste allemand. Ce W. M. était un homme d’une trentaine
d’années dont, sans doute au moment où il a cessé d’être son amant, Julia
complète les initiales, livre le nom :
« Willy Munzer, écrit-elle, me rapporte
cette phrase de Rosa Luxembourg, quelques jours avant qu’elle ne soit abattue
par des officiers des corps francs nationalistes :
“La révolution est comme une locomotive, aurait-elle
dit. Ou bien la locomotive escalade à toute vapeur la côte historique jusqu’à
son point le plus extrême, ou bien, entraînée par son propre poids, elle
redescend la pente jusqu’aux bas-fonds d’où elle est partie, entraînant
définitivement avec elle dans l’abîme tous ceux qui tenteraient de la retenir à
mi-chemin à l’aide de leurs faibles forces.”
L’angoisse m’étouffe. Heinz sera-t-il, comme
Rosa, écrasé par la machine qui dévalera après avoir paru s’élever ? T. R.
et Willy Munzer tentent de me rassurer. Mais comment pourrais-je quitter cette
Russie, ce parti, renoncer à cette espérance, abandonner Heinz et ses camarades ?
Longuement parlé de cela avec V. B… »
V. B. : nouvel
inconnu que, durant plusieurs mois, je rencontre dans le journal de Julia. Il
cohabite avec T. R. et P. M. (évidemment Paolo Monelli). Lorsqu’elle
évoque ce dernier, je la devine attendrie comme on peut
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