Le Pacte des assassins
sanctuaire de Julia, à Cabris, ce premier carnet. C’est une jeune femme d’à
peine vingt ans qui écrit. Elle vit seule à Moscou, souvent recluse dans sa
chambre de l’hôtel Lux. Heinz Knepper est à Berlin. Dans les couloirs de l’hôtel
ou au Kremlin, Julia côtoie les délégués étrangers venus participer au II e congrès de l’Internationale communiste.
Presque à chaque pas, elle se heurte à
Thaddeus Rosenwald qui la suit, tambourine à sa porte, et lorsqu’elle quitte sa
chambre il est encore là qui la guette, lui prend le bras. Il a besoin d’elle, dit-il,
pour l’aider à accomplir la mission dont l’a chargé Lénine.
Puis il baisse la voix, chuchote.
Il sait combien elle souffre de la solitude, dit-il.
Pourquoi reste-t-elle enfermée dans la morale bourgeoise, pourquoi ne
brise-t-elle pas ces chaînes qui entravent les femmes ? Une
révolutionnaire comme elle doit saisir la vie et le plaisir à bras le corps. Il
faut en finir avec l’hypocrisie. Ne sait-elle pas que Lénine, depuis des années,
vit avec la Kroupskaïa mais a pour maîtresse une petite et jolie Française, Inessa
Armand ? Il est libre ! Et croit-elle que Heinz, à Berlin…
Il s’interrompt, change de voix, lui explique
qu’il doit vendre les objets précieux appartenant à la famille impériale. Lénine
a pris cette décision. La révolution a besoin de devises pour financer les
partis communistes étrangers.
Julia se laisse entraîner avec réticence dans
ce minuscule bureau attenant à la grande pièce carrée où travaillent les
secrétaires de Lénine.
Thaddeus Rosenwald ouvre le coffre qui occupe
presque entièrement une des cloisons du bureau. Il lui montre ce sac de cuir
fermé par une lanière qu’il dénoue. Elle voit des diamants, certains de la
grosseur d’une noix, des bagues, des boucles d’oreilles, des colliers, des
boutons de manchettes, des broches.
— Un trésor : le nôtre maintenant, inestimable,
marmonne Thaddeus Rosenwald.
Il a besoin d’une assistante pour écouler ces
bijoux à Anvers, Paris, Londres, Genève, peut-être même aux États-Unis. Julia
voyagerait avec son passeport italien : « Comtesse Garelli », quelle
meilleure couverture ?
— L’or peut tout, ajoute-t-il. Sans lui, pas
de révolution. C’est l’or du Kaiser qui a permis notre victoire.
Julia fuit Thaddeus
Rosenwald, le tentateur, le corrupteur, cette autre face sombre de la
révolution.
Elle s’interroge, elle doute.
Peut-être a-t-elle préjugé de ses forces et n’est-elle
pas capable d’admettre, comme le lui a répété Thaddeus Rosenwald, qu’il faut
être pervers, plus riche, plus cruel que les bourgeois et les aristocrates, et
plus libres qu’eux. C’est là la condition de la victoire.
Elle a la tentation de se retirer, de profiter
de l’absence de Heinz Knepper pour quitter la Russie, rentrer à Venise, se
ranger parmi ces « poltrons abjects » que dénoncent Thaddeus
Rosenwald aussi bien que Heinz. Mais elle est seule, la nostalgie l’étreint, elle
se mêle à un groupe de délégués italiens et français. L’un d’eux, Paolo Monelli,
un député socialiste turinois qui a rallié l’Internationale communiste, l’attire.
Il lui parle de Marco Garelli qu’il a connu dans les Arditi, ces corps francs
qui, le visage maquillé de noir, traversaient la rivière Piave à la nage pour
aller égorger les sentinelles autrichiennes.
Julia l’écoute, fascinée par la beauté, l’énergie
de Monelli. Elle n’a jamais connu un homme aussi séduisant. Sa barbe et ses
cheveux forment autour de son visage une couronne solaire. Elle l’appelle « Tête
d’or ».
Ils vont et viennent sur la place Rouge, font
côte à côte le voyage jusqu’à Petrograd où le congrès de l’Internationale
communiste doit tenir séance dans la grande salle de l’institut Smolny, cet
ancien collège des jeunes filles de la noblesse devenu, en octobre 1917, le
quartier général de la révolution.
Julia raconte qu’elle y a vécu les jours et
les nuits de l’enthousiasme, quand elle était emportée par le désir de détruire
le vieux monde, d’en finir avec l’injustice, puis elle murmure : « etc.,
etc., etc. », comme si elle voulait faire comprendre à Paolo Monelli que
sa conviction s’est émiettée.
L’a-t-il comprise ?
Il raconte les révoltes de Turin, la lutte
contre ce qu’on appelle le fascisme, ce mouvement lancé par un socialiste, Mussolini.
« Un révolutionnaire,
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