Le pas d'armes de Bordeaux

Saragosse. Mon sacerdoce y fut… fertile.
    Le prélat ferma ses paupières sur des images ressuscitées.
    – J’ai été pris par les Anglais à Nâjera, monseigneur. Emmené en captivité à Bordeaux. J’en suis sorti avec mon écuyer. Nous avons rejoint les hommes que voilà… Nous sommes revenus en Normandie d’où nous étions partis. Je pensais vivre dans le châtelet de mon beau-père. Des routiers ou des Navarrais y étaient entrés en force. Mon épouse, mes amis et tous ceux qui vivaient là sont morts… Je suis donc retourné dans la Langue d’Oc… Mon père est remarié… Il a un fils…
    Le prélat soupira. Il avait écouté, certes, mais distraitement. Âgé de quelque soixante ans, il se sentait plus près du ciel que de la terre. Il dit pourtant d’une voix grondeuse :
    – Les Navarrais !… Des herlos 254 … Dieu merci, nous sommes loin du royaume de Navarre. Nous avons accueilli un jour Fernandon, l’écuyer du roi Charles. Il chevauchait en compagnie de cinq hommes. Ils avaient soif… Dieu ou Bélial sait où ils allaient. Ils ne sont demeurés que le temps de boire et d’abreuver leurs chevaux…
    Le prélat fit une pause et, penché en avant :
    – Je conçois qu’après cette guerre d’Espagne et tout ce que vous venez de me dire, vous ayez envie de sérénité… Il n’y a point de capitaine à Villerouge, à l’inverse de Pia, Quillan, Auriac, Gruissan… Mon aide, Hugonin, qui me servait à merveille, est mort depuis deux mois. Le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres… J’ajoute qu’une telle sine cura me paraît indigne de vous.
    –  Aurea mediocritas (415) , monseigneur.
    – Certes ! Il me plaira de vous savoir au service de notre Église… d’autant plus que des routiers pareils à ceux qui vous font horreur infestent la contrée… Certes, je les devine plus près de la mer que du Termenès, mais aussi loin soient-ils, la menace subsiste… Jusqu’à maintenant, Deo gratias , tout est quiet…
    Le prélat sourit. Ses prunelles furetèrent dans celle de son visiteur comme si elles s’attendaient à y découvrir des lueurs d’épées.
    – Vous serez nourris, logés… Vous toucherez la même solde que le capitaine d’Auriac. Nos finances ne sont point… vastes.
    Pierre de la Jugie exagérait. Les évêques de Narbonne étaient les plus fortunés de la Langue d’Oc. Il fallait néanmoins accepter ces propositions et voir venir. Cependant, qui viendrait ?
    – Vous serez parfois requis pour l’accompagnement des évêques… Ils aiment à venir à Villerouge… Que votre vie, céans, soit bonne et profitable. Je sens en vous, mon fils, une déception dont je ne veux rien connaître.
    Tristan protesta. Il n’était pas déçu : il prenait déjà ses dispositions pour la tâche, les tâches qui lui seraient assignées.
    – Puisque vous savez le latin – ce qui me plaît et m’ébahit – dites-vous comme il m’est advenu parfois de me le dire : levius fit patientia Quidquid corriger ej est nefas 255 .
    Il y eut quelque part un tintement de bronze. Une petite campane et non point celle de l’église. Le prélat se leva promptement :
    – Le souper… Blondelet va vous dire où vous pourrez manger. Il y a céans quatre soudoyers… et un queux aidé par un solardus… et une meschine, parfois pour le ménage…
    Un signe de croix effectué d’une main lourde, un sourire encore, mais restreint, comme pour dissimuler des dents gâtées. Pierre de la Jugie s’insinua entre Paindorge, Lemosquet et Lebaudy sans les voir et pressa soudain le pas : il avait faim.
    – Quel homme et quel châtelet ! soupira Paindorge 256 .
    – Moi, dit Lemosquet, je le préfère à Peyrepertuse, à ses femmes et à ses chiens 257 .

V
     
     
     
    Tristan et ses hommes passèrent ainsi sous de nouvelles Fourches Caudines. Ils avaient servi la royauté ; ils seraient désormais les soutiens de l’archevêque de Narbonne et, en cas de danger, les défenseurs de ses ouailles lointaines.
    Dix lieues les séparaient de la ville épiscopale. Ils savaient qu’ils les devraient parcourir souvent dans les deux sens, qu’il s’agît de délivrer un message au prélat ou à ses coadjuteurs ou d’assurer la protection de quelques ecclésiastiques désireux de faire halte à Villerouge avant que de se rendre à Alet dont la double renommée – les eaux bienfaisantes et la cathédrale -s’étendait au-delà de Villerouge : jusqu’au tréfonds du