Le pas d'armes de Bordeaux
éprouvait pour ces combattants-là, mais une fois de plus, les têtes coupées de Simon et de Teresa réintégrèrent sa mémoire et les cris des martyrs de Briviesca emplirent intolérablement ses oreilles.
Il s’éloigna la gorge serrée, laissant les trois moines ahuris. Dès ce jour, il ne s’occupa que de vivre comme une sorte de frère lai, meublant son temps entre les repas et les messes par des maniements d’armes avec ses hommes et les Anciens, chevauchant seul ou en leur compagnie et bénissant les jours où il devait se rendre à Narbonne pour délivrer quelque message au camérier de l’archevêque ou pour veiller, à l’entour de Villerouge, sur la sécurité du bayle (416) . Ce clerc qui devait bien avoir un nom mais qu’on nommait simplement le bayle , avait apporté du changement dans l’existence des quatre compagnons un mois après leur installation dans un logis situé près de l’entrée et qui ne pouvait contenir d’autre meuble que leurs quatre lits, une table et quatre escabelles.
Le bayle avait perdu son assesseur et les deux soudoyers attachés à leur service près de Cubières où des malandrins les avaient escarmouchés. Il devait d’être en vie à une escarcelle gonflée qu’il avait délibérément offerte à ses agresseurs avant même qu’ils la lui eussent extorquée. Il avait besoin d’un nouvel adjoint et d’hommes de confiance pour aller de village en village percevoir les redevances dues à l’archevêque. Il choisit Tristan, Lebaudy et Lemosquet, laissant à Paindorge le soin de commander aux « vieux » – ce qui n’était pas pour déplaire à l’écuyer. Quant à son décimateur, ce fut Pons de Missègre. Afin d’être agréé dans ce nouvel état, le clerc avait excipé de son désir de cheminer afin de voir la nature – et surtout, songeait Tristan, de rencontrer fréquemment Pierre de la Jugie afin d’être remarqué par le prélat pour quelque élévation dont il se jugeait digne. Entre la mitre et la coule, entre la fortune et les prébendes, il existait bien une sine cuiu selon son goût. Fils de l’Église, il aspirait à la sainteté fils de l’homme, il ambitionnait la fortune.
Dès lors, l’existence de Tristan devint nette mais fade. Tout y était prévu de l’aube à la vesprée. Le Termenès semblait délivré de l’engeance avec laquelle le bayle avait dû transiger pour sauver sa petite personne courtaude et grasse. Il semblait que la paix se fut enracinée là, dans ces montagnes souvent arides, aux gorges profondes et comme envahies de nuit même lorsque le soleil à son zénith y déversait copieusement ses lumières.
Tristan savait qu’il s’acagnardait. L’exercice des armes lui manquait. Un jour, l’ayant surpris à batailler contre son ombre, Pons de Missègre ricana :
– Êtes-vous bien aise ? Votre lame est luisante ; y voulez-vous du sang ?
– Je veux, mon père, me sentir en mesure de me défendre, de nous défendre si nous rencontrons des malandrins.
– Bien, bien, sourit le clerc, les mains enfouies dans les vastes manches de son froc. Quand, entre deux prières, je considère les impulsions et les sentiments qui font hélas ! s’entrebattre les hommes, je suis bien contraint de penser que l’humanité se di vise en deux espèces : ceux dont la pensée met au-dessus de toute préoccupation Dieu, le pays et la famille, et ceux qui ont besoin de guerroyer par nécessité de gesticuler, de jupper à la mort et d’occire pour se prouver qu’ils exis tent alors qu’exister, c’est vivre dans l’ombre de Dieu et se conf ormer à Sa Volonté.
Tristan remit lentement Teresa au fourreau.
– J’ai vu, mon père, en Espagne, des clercs qui, à l’ombre de Dieu, préféraient les clartés des brasiers. Je les ai vus jouir de voir des hommes, des femmes et des enfants qui vivaient dans l’ombre de leur Dieu se consumer dans des feux qu’ils avaient vus préparer et qu’ils ne firent rien pour interdire. Eh bien, cela n’est pas la guerre : c’est la volupté de la haine… À la guerre, on conçoit que l’ennemi soit comme votre reflet dans un miroir éclaboussé de rouge. Il faut certes s’occire furieusement mais uniquement pour survivre. L’envie de destruction ne nous hante point comme je l’ai vue hanter l’esprit des clercs dont je vous parle.
Ils se sont égarés… Ils se disaient que ces… euh… victimes avaient un sang vil.
– Le sang vil c’est parfois celui des
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