Le pas d'armes de Bordeaux
complètement exprimée en quelques éructations, Tristan ne la connaissait que trop.
La grogne montait, chez Guesclin. N’y eût-il pas eu, l’entour, des gens d’Église, – donc dignes de foi, qui conserveraient longtemps sans doute le souvenir de cette rencontre – qu’il se fût courroucé au point d’empoigner son épée afin qu’à l’inflation de la fureur s’ajoutât la menace.
– Je te regarde et vois que tu es inchangé.
– Allons, allons, messires, supplia Pierre de Jugie. Modérez-vous l’un et l’autre en bons chrétiens que vous êtes… N’est-ce pas, messire Guesclin ?
S’il avait eu la volonté d’examiner cette face aux dominantes rouges, l’archevêque eût été frappé de découvrir combien s’imposait en pleine lumière, avec une vigueur, une netteté presque irréelle la forcennerie de cet homme qui, depuis sa petite enfance, sembla avoir été dressé pour les combats de toute sorte. L’expression d’une omnipotence absolue figeait non seulement des traits fortement accusés, mais dénonçait la suprême détestation qui les animait.
– Tu n’as pas changé, Bertrand. Ta défaite, notre défaite à Nâjera, puis ta captivoison 306 n’ont point assagi ton âme et amolli ton cœur. Vaillant et malveillant c’est toi ; c’est bien toi… Plût au Ciel que tes… dons servent de bonnes causes !
Tristan revoyait les dents mal plantées, le nez court aux ailes palpitantes, les prunelles de feu sous les sourcils épais, tout ce qui composait cette figure malicieuse et redondante. Il s’était senti naguère à la merci de cette démesure physique, de cette jactance, et voilà que le sortilège recommençait !
– La guerre, dit-il. La sale guerre que tu aimes ! Tu passerais, Bertrand, tous tes jours en armure. Toutes tes nuits !… Pour complaire au roi !
L’archevêque crut bon d’employer son latin :
– Abusus non tollit usus (436) .
Voilà qu’il s’y mettait, lui aussi. Qu’il volait au secours du Breton !
– Si le roi Charles avait le privilège d’ouïr tes propos, Castelreng, tu sentirais passer sur ton cou le tranchant de son courroux.
Tristan trouva la métaphore exagérée. De sa dextre, il la jeta par-dessus son épaule.
– Le roi sait que je l’ai toujours servi de mon mieux.
– Tu le dois servir encore. Je t’emmène.
– Le servir oui ; te suivre non. Tu sers le Trastamare et non le roi de France. C’est Enrique et non Charles qui t’enrichit !
Employer à dessein le nom de l’usurpateur ne pouvait émouvoir Guesclin. Tristan vit passer, immobiles et hautains sur leur selle, Henri et Alain de Mauny, les cousins, Guillaume et Innocent de Lannoy, Eustache de la Houssaye, Emerion Ertonne, Antoine de Brie, Thibaut de Pavie et bien d’autres. Ils se rendaient paisiblement en Espagne comme ils se fussent rendus à la représentation d’un mistère sur le parvis de Notre-Dame.
– Où allez-vous ? demanda le Breton à un chevalier inconnu de Tristan et dont le pennon portait de gueules à la croix engrêlée d or.
– Moi, sire de Beausemblant, natif de l’Artois, je m’en vais où il y a la guerre. Tant que tous les Juifs ne seront pas dans leur juiverie et tous les Anglais dans leur Grande Ile, je tirerai l’épée de façon qu’ils y soient !
– Voilà d’excellents motifs, dit Pierre de la Jugie.
Alors que l’archevêque aurait dû s’abstenir de tout propos belliqueux, il s’alignait auprès du roi et de son truchement !
– Tu vois, triompha Guesclin. Je ne veux point te menacer, mais messire le prélat se range à mon côté. Je te l’ai dit et monseigneur l’a compris : j’ai le roi dans ma manche.
« Et dans tes braies ! » songea Tristan qui se regimba :
– Toujours le roi !… Il semble que tu t’en serves ainsi qu’un mantelet ou un bélier pour justifier toutes tes violences… Surtout les pires.
Contrairement à ce qu’il avait auguré, il vit son ennemi acquiescer :
– Nous avons un bon roi moins écervelé que son père.
– Je n’en doute point.
C’était vrai. Le Breton s’inclina comme si cette assertion le comblait d’aise. S’il était permis de mettre en balance Charles V et Guesclin, si déraisonnable qu’en eût été le principe, Tristan eût pu dire que le roi était gouverné par le Ciel et l’autre par la terre. L’un conversait assidûment, par le truchement des prières et des Évangiles, avec l’Univers, l’autre, subjugué par
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