Le pas d'armes de Bordeaux
passion qui m’aurait consumée… Je me suis tout d’abord adoubée d’une armure solide, inflexible, d’indifférence… Et je m’en suis allée quand j’ai senti cet amour s’enforcir…
– L’inceste… avança Tristan.
– Non !… Il n’y avait pas d’inceste ! se rebella Tancrède sans doute vis-à-vis d’elle-même. Je suis la fille de Blanquefort.
– Ogier m’a parfois entretenu de cet homme. Il en disait moult bien…
Paindorge, loin devant eux, accédait aux aleoirs 198 par un escalier le long duquel sinuaient des lierres. Il s’immobilisa entre deux merlons et observa les terres devant lui. Tristan sentit son écuyer subjugué par le sentiment de quiétude répandu par toutes les pierres de ce grand édifice qui fatalement, pour Tancrède, avait vieilli tout en demeurant le même – ce qui était son cas, encore qu’elle eût su conserver miraculeusement sa jouvence. Tout en suivant Paindorge du regard, elle ressuscitait des figures aux aguets sur ce chemin de ronde, d’autres sur le seuil de la chapelle, d’autres encore dans les recoins des bâtiments quel qu’en fut l’état.
– Je connaissais leur vie, leurs défauts, leurs penchants. À peine revenue de Lubersac, je savais tout ce qui s’était passé en mon absence par des commères qui, pourtant, ne m’aimaient guère : elles me préféraient ma sœur.
Elle avait dû souffrir de cette défaveur franche ou dissimulée sans que nul ne s’en fût aperçu. Pas même Ogier. Elle n’avait jamais voulu ni essayé d’obtenir la révérence de ceux qui peuplaient Rechignac. Au contraire. Elle aimait à se distinguer et avait adopté, quant aux relations humaines, une position rigoureusement hautaine. Elle avait sucé le lait de l’indifférence avec celui de sa nourrice et follement, une fois hors des murs, loin, très loin – chez l’ennemi anglais -, elle s’était abandonnée à tous les vertiges sans cesser de conserver cette maîtrise d’elle-même qui la singularisait.
– Si tu aimais Ogier autant que tu l’affirmes, il te fallait le lui dire. Vous seriez partis ensemble n’importe où.
Tristan jouait entre le présent et le passé un rôle d’intermédiaire. Il s’en trouvait désormais agacé. En fait, il n’existait plus.
– Nous sommes partis ensemble. Il m’a sauvé la vie et je l’ai quitté alors qu’il gisait, navré par un coup de lance, sur le lit d’une auberge. Hé oui ! Je ne pouvais demeurer à son chevet… Rester, c’était m’engager dans une détestable existence tellement nous étions différents.
Tancrède poussa du pied une pierre que des herbes avalèrent.
– C’était un preux qui ne le savait pas. Quand Rechignac fut assailli par les routiers de Robert Knolles, je l’ai vu à chaque envaye 199 , sans qu’il le sache, accomplir des prodiges… J’ai vécu en Angleterre et en Aquitaine. Je connais les capitaines d’Édouard III et de son fils. Jamais je n’ai adressé la parole à Knolles, et s’approchait-il de moi que je me détournais… Ah ! Oui, l’épée au poing – il l’avait baptisée Confiance – Ogier faisait merveille.
– Confiance désormais appartient à Robert.
– Je crois qu’il la mérite… Ah ! Si tu l’avais vu combattre…
Elle tressait des lauriers au défunt avec une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée de son vivant.
– Te sens-tu à sa hauteur ?
Tristan s’obligea au silence. Contrairement à tant d’hommes, il n’avait point été dévoyé par la guerre. Il espérait reprendre sans trop tarder une vie différemment active. Il se sentait de plus en plus inapte à un monde où l’envie d’occire son prochain faisait partie de toutes les tentations autorisées au seigneur comme au manant du ban et de l’arrière-ban. Et pourtant, il s’était éveillé à la vie dans un châtelet où, aux veillées, les vieux parlaient des appertises 200 de ceux qu’on avait appelés les patarins – les Albigeois, les hérétiques -, et où Simon de Montfort apparaissait comme un génie du Mal, un fils de Bélial qui perpétrait ses horreurs en se recommandant des Évangiles.
– Ogier se sentait moins un guerrier qu’un homme. Un honnête homme. Je lui ressemble.
Les conflits auxquels il avait pris part lui avaient fourni de nouvelles mesures pour estimer le prix d’une vie humaine et d’une vie animale – car les chevaux subissaient, eux aussi, les terribles lois et injustices des batailles. Quelque
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