Le pas d'armes de Bordeaux
leurs femmes et leurs quatre enfants : deux pour chaque couple. Ils étaient allés chercher trois compères susceptibles de devenir de bons soudoyers. Paindorge s’occupait de parfaire leur habileté au tir à l’arc en attendant de les pourvoir d’une épée. Tancrède, parfois, assistait à leurs exercices. Elle semblait redouter le jour où l’enceinte abriterait maintes familles et hommes d’armes.
Je ne saurais régner sur eux comme Guillaume et Blanquefort… Ne pars pas, Tristan, disait-elle avec une sorte de froideur qui pouvait être l’expression d’une menace contenue… Regarde ton écuyer il a trouvé ses aises depuis que Perrine est arrivée. Je crois même qu’il la bestourne (395) .
Sœur puînée de Richard – marié à une brune sèche et austère du nom de Ydain – Perrine était une petite blonde maigriotte et hardie. Robert n’avait guère eu à s’employer pour vaincre ses atermoiements. Après les repas du soir préparés par Ydain et Yolande, l’épouse de Jacquelin, on pouvait voir Paindorge et sa conquête piéter sur le chemin de ronde et parfois échanger des baisers.
Ce n’était pas une grande passion ; mais les grandes passions appartenaient-elles à ce monde ? Tristan qui les observait avec une attention légère, amusée, se répondait négativement.
Il se sentait lié à Tancrède par une sorte d’habitude. Il la connaissait tout entière. Ils n’avaient plus rien à s’apprendre. Alors pourquoi, en prolongeant leurs amours, les émousser plutôt que de les parfaire ? Il n’éprouverait jamais plus ce composé de douceur et de continuel merveillement qui avait enchanté sa vie auprès d’Oriabel. Parce que sa passion pour lui était simple, généreuse, assortie d’une confiance illimitée. Il avait trouvé à Rechignac un asile provisoire contre les rigueurs et les incertitudes d’une saison qui aiguisait ses froids et gonflait ses grisailles. L’hiver naissant obligeait les habitants du château à se couvrir et à courber l’échine de l’aube à la vesprée où ils se rassemblaient devant la cheminée du donjon dont la massiveté permettait qu’on lui offrît à dévorer les arbrisseaux les broussailles, les poutres et les parquets tirés des ruines et inutilisables.
L’âpreté des jours n’indisposait pas Tancrède. Ses traits purs conservaient leur luminosité. Ils semblaient imposer à la rigueur du temps une espèce de respect pour sa personne. Dans la chambre qu’elle avait prise pour gîte – celle de sa jeunesse prime et de son adolescence -, elle aimait à se mouvoir nue devant une flambée ardente, s’enivrer d’une beauté inaltérable en apparence comme pour séduire, par la gloire d’un corps qui défiait les lois de la nature, les forces intangibles, indomptables et pernicieuses assemblées à l’en-tour de sa personne. Présentement, elles cernaient les murailles. Leurs atteintes glacées souvent mêlées de pluies cinglantes mettaient des roupies aux narines des bonnes gens qu’une besogne précipitait dans la cour et suscitaient des vomissements glaireux aux bouches des gargouilles.
Lugubre et résigné à des atermoiements, Tristan ne pouvait qu’admirer Tancrède dont il finissait par être, sans jamais se regimber, le sénéchal servile et providentiel. Il souhaitait qu’apparût un autre homme, voire une autre femme à Rechignac pour qu’elle se démît de lui et dénouât les liens de cet attachement morose qu’elle nommait l’amour avec autant de sobriété lascive qu’elle mettait dans l’abandon de son manteau ou le sa robe.
Il lui venait parfois des idées absurdes. Ainsi l’envie de mourir d’un seul coup afin de ne plus filer vainement la quenouille des desseins et des regrets de sa vie présente. Une existence ni d’homme ni de chevalier. La paix. La grande paix céleste valait mieux, sans Joute, que les jouissances et les tourments terrestres, grands et minimes. Il se ressaisissait, redevenait lui-même, se trouvait en toute chose des excuses et des indulgences. De loin en loin, il se prenait en dérision, même lorsqu’il avait fourni à Tancrède le plaisir qu’elle lui avait mendié.
Un soir qu’ils étaient seuls, assis devant la cheminée de leur chambre, il tira Teresa du fourreau pour en examiner la lame.
– Elle n’est pas enrugnie (396) , dit-il, et pourtant je ne l’ai pas fourbie à l’issue du pas d’armes.
– Donne.
Il obéit. Tancrède saisit l’arme par sa prise.
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