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Le pas d'armes de Bordeaux

Le pas d'armes de Bordeaux

Titel: Le pas d'armes de Bordeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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contrée. La terre de Rechignac se plaignait du grand abandon des hommes, et les cris des corbeaux dont le vol pesant tachetait les nuées ajoutaient leur tristesse insolente à la mélancolie de Tancrède.
    – Je tremble. Réchauffe-moi, Tristan.
    Ils se serrèrent l’un contre l’autre, n’osant trop s’approcher du vide, entre les merlons, tant les coups de boutoir des tourbillons célestes gagnaient en froidure, puissance et frénésie.
    – On dirait que le vent nous prend en détestation.
    – À moins qu’il ne veuille nous voir redescendre. Regarde devant nous : un orage s’apprête.
    Un sentiment de paix, pourtant, naissait de leurs frissons mêmes. C’était comme s’ils avaient chu soudain, délibérément, au plus profond d’une eau vertigineuse pour s’étreindre plus fort et se revigorer. Tancrède désigna des nids de freux et de corneilles serrés dans les cavités des mâchicoulis.
    – Ils sont vides.
    – Signe d’effoudre, t’ai-je dit. Regarde-les.
    Les oiseaux, en croassant, tissaient sur le fond des nuages une sorte d’oriflamme noire.
    – Restons encore, dit Tancrède d’une voix presque suppliante. Quand j’étais enfant, je montais chaque jour jusqu’ici pour contempler la chevance 195 de Guillaume. Été comme hiver, même s’il pleuvait. J’aimais à me livrer aux grandes mains du vent… Il m’atteignait jusqu’aux plus petits plis de mon corps avec une audace que j’aurais aimé connaître d’un gars…
    – … ou d’une fille.
    Elle n’en disconvint pas et ses paupières closes semblèrent se refermer sur des images réapparues et qui la concernaient seule. Elle dit d’un ton fléchissant :
    – Je devinais que la vie me dispenserait des bienfaits supérieurs à ceux du commun. J’imaginais d’autres… saisissements que ceux des serviteurs de Guillaume que je débusquais, parfois, involontairement. J’ai dû faire le tour des délectations humaines, et si je ne m’étais assottée de toi, je ne voyais que le couvent comme échappade.
    – Il en est, dit-on, qui sont des lieux de plaisir.
    – Justement.
    Cette fois, elle riait, heureuse de l’avoir pris au piège d’une confession qui ne pouvait être mensongère. Au loin, par-delà les bossellements vaporeux des collines, les montagnes s’en deuillaient. Il ne subsistait du soleil que des braises mais le jour s’obstinait à vivre. Tristan ne pouvait qu’admirer cette contrée riche et austère, boursouflée de feuillages épais et qui semblait dépeuplée à jamais. Son esprit se noyait dans cet océan glauque qu’il allait devoir traverser un jour avec Paindorge à la grâce de Dieu ou du diable.
    Tu ne pourras pas vivre seule, dit-il à Tancrède, accrochée fermement et fervemment à lui. Il faut ici un peuple… Hommes, femmes… des soudoyers… il convient qu’il y ait…
    – Quoi ? dit-elle avec un empressement où la rage l’emportait sur la curiosité.
    Il convient qu’il y ait une âme. Une volonté de ressusciter le passé avec des gens nouveaux, dignes des anciens. Il suffit de les bien choisir.
    C’était sa façon d’appréhender les choses. En homme et en guerrier. Il ajouta :
    – Tu es assez forte, assez clairvoyante pour régner.
    – Que veux-tu dire ?
    – Tu n’as besoin ni d’un époux ni d’un compagnon pour gouverner une mesnie telle que Rechignac. Cherche un bon sénéchal, trouve un bon capitaine. Confie-lui la destinée de ces chaingles (393) …
    Tancrède hocha la tête, ôta son chaperon, passa ses doigts longs et agiles dans ce qui subsistait de ses cheveux. Une expression d’angoisse ou d’irritation mal contenue contracta sa figure. Ses yeux se mouillèrent. Tristan but sur ses cils quelques larmes glacées.
    – Et l’amour dans ce grand dessein ?
    – Tu l’auras si tu dois l’avoir… Si Dieu te l’accorde.
    Une fois de plus, elle baissa le front pour qu’il n’apprît rien de ses pensées.
    – Je suis revenue céans poussée par je ne sais quoi. Il fallait que je revienne. Voilà des années que ce retour me hantait… Nous irons à la chapelle. Sous les dalles gisent tous les martyrs du siège dont je t’ai parlé… Sans doute les ai-je trahis en les quittant… Je n’en ai nul remords, pas plus que j’ai le moindre regret de tout ce que j’ai fait… Mais parfois, je l’avoue, tous ces morts m’ont manqué… Les morts existent avec plus de présence encore que les vivants.
    – Je sais cela, dit Tristan.

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