Le pas d'armes de Bordeaux
Elle en examina les quillons, la poignée et le pommeau dont le gland précieux disparut sous sa paume.
Guillaume en avait une magnifique avec des émailleries où les nielles figuraient des ornements parmi lesquels des animaux couraient sur le pommeau et la prise, la garde et les quillons. Je ne sais d’où il la tenait. Il disait qu’elle avait appartenu à Hermann de Salza (397) le grand maître des chevaliers teutoniques. Je sais qu’il l’offrit à Ogier. L’as-tu vue à Gratot ?
– Non. L’armerie a été pillée, lors de la grande pestilence, par des flagellants qui avaient envahi le château et occis tous les serviteurs… sauf Thierry que tu as dû connaître.
– Je l’ai connu… Un garçon hardi… C’est loin… Je répugne à parler de ce temps-là. Je sens le poids des ans alourdir tout mon corps.
Elle caressait toujours le pommeau comme s’il pouvait en jaillir quelque chose.
– Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Une relique ? Une dent de griffon ? Un fragment d’appendice d’unicorne ? Une pincée de poils de ton épouse ou une mèche de ses cheveux ?
– Une poudre dont l’usage est terrible selon celui qui m’a fait présent de cette arme : Pedro, le mari de ta sœur.
Tancrède restitua l’épée.
– Tu en feras usage ?
– Je n’ai jamais cessé d’en avoir l’intention.
– Contre qui ?
– Un homme que je hais.
– Qui ?
– Je ne puis te le dire.
– Même à moi ?
– Même à toi… J’ai à me revancher de plusieurs actes monstrueux commis en Espagne par un de nos capitaines… Il se peut que j’échoue. Il se peut que je réussisse. Dieu m’aidera, j’en suis convaincu, à accomplir cette justice.
– Elle est belle comme la mort sur un champ de bataille.
– Même glorieuse, dit Tristan, la mort ne saurait être belle. C’est…
– La fin de tout. L’oisiveté, le silence, la perfection de la sérénité.
Sans répondre, Tristan déposa Teresa près de son fourreau tandis que Tancrède approchait ses mains du feu qui se consumait et les frottait doucement, ravie de les voir lécher par les tièdes clartés des braises. Son visage s’inclina dans l’attitude qu’elle eût prise pour écouter un bruit furtif. Vêtue d’une chemise de lin quelconque, elle eût pu paraître une rustique prête à se mettre au lit, mais l’indolence de son corps, la langueur de sa pose, la flexibilité de sa taille, la lumière pourtant fade qui la ceignait des seins aux cuisses lui conservaient et même accroissaient cette splendeur, cette suzeraineté qui ne cessaient de la transfigurer.
– Tu es belle.
Je vieillis.
L’envie d’une dénégation envahit Tristan au moment où le désir, l’éternel désir de possession enfiévrait son cœur et ses entrailles.
Tancrède s’approcha. Il passa ses mains sous la chemise, prenant un plaisir âpre à la contourner des doigts, des paumes, à l’effleurer dans ses replis et bossettes comme elle aimait qu’il le fît. Elle posa une main sur ses cheveux qu’elle imprégna de sa fraîcheur mouvante avant de tomber sur ses genoux et de l’enlacer pour lui offrir sa bouche.
– Je vieillis. Ne me regarde pas de trop près. Je ne veux pas penser à toutes les années qui nous séparent.
« Treize ans », se dit Tristan. « Dans l’autre sens, nul n’y verrait à redire. »
Ils se dévisagèrent, cherchant ils ne savaient quoi sur le front, les joues, la bouche et le menton de l’autre ; essayant de trouver des mots, des verbes, des interrogations et des réponses muettes que l’excès d’un émoi tout neuf leur refusait. Tristan songea que ce bonheur fallacieux n’était en fait qu’une anxiété et que la crainte incertaine, suave et empoisonnée dont il ne guérissait plus, c’était l’imprégnation de celle de Tancrède. D’un seul de ses regards, elle le contaminait. Il frémit lorsqu’elle se fut levée et qu’il vit à leurs pieds, la lueur de Teresa. L’arme les séparait 202 .
– Pourquoi cette mélancolie ?
Elle cillait des paupières. Avait-elle vu l’épée ? Des pleurs roulèrent de ses cils emperlés.
– Qui de nous deux quittera l’autre… Et comment ?
– Je ne suis pas près de partir. Le printemps est loin encore. Nous sommes le second dimanche de janvier… Nous existons hors du monde. Continuons… Les écus dont tu disposes nous permettent de vivre sans heurts.
– Ils ne sont pas inépuisables.
– Les hommes qui sont là
Weitere Kostenlose Bücher