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Le pas d'armes de Bordeaux

Le pas d'armes de Bordeaux

Titel: Le pas d'armes de Bordeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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cultiveront tes terres sitôt que le gel disparaîtra. Tu vivras de ton blé, de tes champs, de tes vignes, des brebis et volailles que tu achèteras.
    – Crois-tu ?
    Tristan remua la tête. La parole lui manquait. Tancrède demeura silencieuse et pensive. C’était un de ces instants où, en deçà ou au-delà de l’exigence des sens, la raison s’imposait et régnait sans partage. Tristan sentit que leur destin se dénouait par cette nuit de glace et de silence tandis que le vent, à chacun de ses heurts contre les murailles, jappait comme un chien blessé.
    Il craignit l’inexorable matin des adieux, l’attente de sauter en selle et les premiers pas de Malaquin jusqu’à l’extrémité du pont-levis. Il redouta l’instant de la dernière étreinte. Avant que de se quitter, ils marcheraient à pas lents, loin devant Paindorge qui retiendrait les chevaux et la mule. Ils se dévisageraient avidement, comme cette nuit, les yeux brûlants, la bouche amère. Ils se diraient l’un et l’autre qu’ils vivaient l’achèvement d’une aventure exquise et transcendante. Il sentirait son cœur palpiter de remords. Pour se consoler, il se dirait – comme cette nuit – que Tancrède l’avait entraîné sur un océan de plaisirs, de jubilations, d’extases – un miracle de sensualité dont le souvenir s’était étendu définitivement sous sa peau. Les vents oiseleurs, ceux de l’équinoxe de printemps, souffleraient leur haleine sur leurs visages fripés de détresse. Ils se donneraient la main, confondant sans délice les dernières tiédeurs de leurs corps.
    –  Je te dois mes derniers enchantements.
    Tristan, debout, posa un doigt sur la bouche offerte à ses lèvres :
    –  D’autres te sont réservés. L’on sait, à l’entour de ces murs, que tu es belle et mariable.
    – J’ai goûté à tout, poursuivit Tancrède, têtue, en caressant l’un de ses seins, celui du cœur, par l’encolure de sa chemise. Je n’ai jamais aimé qu’un seul être.
    – Ogier ?
    – Non, bien que…
    – Alors moi ? s’étonna Tristan, ahuri par la façon dont elle le regardait.
    Elle rit. C’était tout à la fois un rire douloureux et méprisant, la crispation d’une gorge étranglée par un émoi inattendu.
    – Présomptueux !… Non, pas toi : moi !
    –  Si Ogier pouvait ouïr ce que tu viens d’avouer…
    Tancrède rit encore, mais cette fois sans envie.
    – Il m’a remué les sangs comme toi. Il a flamboyé dans mon cœur comme toi… qui es venu dans ma vie quand je m’y sentais âprement vieillir… Mais à la différence de toi, ce n’est pas Ogier qui m’a abandonnée. Ton mérite, ton seul mérite, c’est de m’avoir rajeunie… Tu vois qu’il n’est pas mince. Je ne sais trop pourquoi j’ai moult aimé mes pareilles. Tu m’as appris que certains hommes peuvent être aussi compassés, aussi… parfaits… J’ai su auprès de toi qu’ils existaient alors que je récusais leurs prétentions à donner du bonheur et de la saveur à des déduits 203 en vérité bien ordinaires.
    – Tu peux régner sur Rechignac… Tu peux encore y passer de beaux jours et de belles nuits…
    – … pendant que tu vivras auprès de ta Luciane. Tu lui feras l’amour comme un rit…
    – Comme un rut ! dit Tristan sans sourire.
    – Si ce n’est déjà fait, tu l’engrosseras.
    Il lut dans les yeux de Tancrède une sorte d’horreur sans limites et sans panacée. Jamais il n’aurait pu imaginer cette expression terrible, reflet de ses tumultes intérieurs brusquement libérés. Il ne sut s’il devait parler encore pour détruire cette éruption de sentiments dont le flux pénétrait profondément sa conscience.
    « La voilà qui prend ombrage de Luciane !… Pourquoi ? »
    La raison lui en échappait. Mais était-il nécessaire qu’il la connût ?
    – Viens te coucher, dit-il. Le froid nous enveloppe. Tu ne cesses de frissonner.
    Elle le suivit, docile. Pour la première fois, elle lui tourna le dos et refusa qu’il posât ses mains sur elle. Il obéit sans dire un mot.
    Ce fut depuis Bordeaux sa première nuit blanche.
    *
    Le lendemain, Tristan prit la résolution de partir dans un délai de moins d’une semaine, soit le mercredi 12, soit le jeudi 13 de ce mois de janvier 1368 froid et sec. Avec l’approche de l’aube, ses atermoiements s’étaient changés en détermination. Rien ne pourrait infléchir une volonté d’autant plus ferme qu’il sentait,

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