Le pays de la liberté
forçats devraient s'allonger. Ils allaient passer toute la traversée sur ces planches nues.
Ils se traînèrent le long de l'étroit passage entre les étagères. Les premières places étaient déjà occupées par des condamnés allongés sur le dos, toujours enchaînés par paires. Tous étaient silencieux, ahuris de ce qui leur arrivait. Un matelot ordonna à Peg et à Cora de s'allonger auprès de Mack et de Barney, tête-bêche, comme des couteaux dans un tiroir. Peg parvint à s'asseoir, mais les adultes ne pouvaient pas car il n'y avait pas une hauteur suffisante. Le mieux que Mack p˚t faire, ce fut de s'appuyer sur un coude.
Au bout' de la rangée, Mack repéra une grande cruche en terre d'environ deux pieds de haut. Il y en avait trois autres dans la cale. C'étaient les seuls articles qu'on pouvait voir: il comprit que c'étaient les toilettes.
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Ćombien va-t-on mettre de temps pour aller en Virginie ? demanda Peg. -
Sept semaines, dit-il. Si nous avons de la chance. ª
Lizzie regarda porter sa malle dans la grande cabine à l'arrière du Rosebud. Elle et Jay disposaient des appartements de l'armateur, une chambre et un petit salon, et il y avait plus d'espace qu'elle ne s'y attendait. On ne parlait que des horreurs du voyage transatlantique, mais elle était déterminée à en tirer le meilleur parti et à s'efforcer de savourer cette expérience nouvelle.
Tirer le meilleur parti des choses, c'était maintenant sa philosophie de la vie. Elle ne pouvait oublier la trahison de Jay. Mais elle essayait toujours de repousser cette idée au fond de son esprit.
Voilà seulement quelques semaines encore, elle aurait été follement excitée par ce voyage. Aller en Amérique était sa grande ambition : c'était une des raisons pour lesquelles elle avait épousé Jay. Elle avait imaginé une vie nouvelle dans les colonies, une existence plus libre et plus facile, une vie de campagne, sans jupon ni carte de visite, o˘ une femme pouvait se salir les ongles et exprimer ses idées comme un homme. Mais le rêve avait perdu un peu de son éclat quand elle avait appris l'accord conclu par Jay.
On devrait appeler la plantation ´Les Vingt Tombesª, songea-t-elle, morose.
Elle s'efforçait de faire comme si Jay lui était aussi cher que jamais, mais son corps ne pouvait mentir. quand il la touchait la nuit, elle ne réagissait pas comme autrefois. Bien s˚r, elle l'embrassait et le caressait, mais les doigts de Jay ne lui br˚laient plus la peau, sa langue ne semblait plus plonger en elle jusqu'à lui toucher l'‚me. Autrefois, la simple vue de son mari la rendait parfois moite de désir. Aujourd'hui, elle se massait subrepticement avec de la crème avant de se coucher, sinon les rapports la bles-292
saient. Il terminait toujours en gémissant et en haletant de plaisir tout en répandant en elle sa semence, mais elle ne connaissait pas de pareils aboutissements. Au contraire, elle restait avec le sentiment d'être inassouvie. Plus tard, quand elle l'entendait ronfler, elle se consolait avec ses doigts : sa tête alors s'emplissait d'étranges images, d'hommes qui luttaient et de prostituées aux seins dénudés.
Mais ce qui dominait sa vie, c'était de penser au bébé. Sa grossesse semblait réduire l'ampleur de sa déception. Elle allait l'adorer sans réserve. L'enfant deviendrait l'úuvre de sa vie. Et il, ou elle, grandirait comme un Virginien.
Comme elle était son chapeau, on frappa à la porte de la cabine. Un homme sec en tunique bleue et tricorne entra et s'inclina. Śilas Bone, second du commandant, à votre service, Mrs. Jamisson, Mr. Jamisson, dit-il.
- Bonjour à vous, Bone, répondit Jay d'un air guindé, se drapant dans la dignité du fils de l'armateur.
- Le capitaine vous adresse à tous deux ses complimentsª, dit Bone. Ils avaient déjà rencontré le capitaine Parridge, un homme sévère et hautain, originaire de Rochester, dans le Kent. Ńous lèverons l'ancre avec la maréeª, reprit Bone. Il adressa à Lizzie un sourire protecteur. ´Toutefois, pendant les deux premiers jours environ, nous resterons dans l'estuaire de la Tamise : vous n'aurez donc pas, madame, à
vous soucier encore d'une mer un peu agitée.
- Les chevaux sont-ils à bord ? demanda Jay.
- Oui, monsieur.
- Allons voir comment ils sont installés.
- Certainement. Peut-être Mrs. J. voudra rester pour déballer ses affaires.
- Je vais venir avec vous, annonça Lizzie, j'aimerais jeter un coup d'úil.
- Vous
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