Le pays de la liberté
sabots qui détalaient. Mais les cerfs ne bougeaient pas ; au bout de quelques instants, le groupe reprit sa prudente" progression.
Ils durent bientôt se mettre à plat ventre et ramper. Un des gardes obligea les chiens à se coucher et leur mit un mouchoir sur les yeux pour les faire tenir tranquilles. Sir George et le chef des gardes glissèrent jusqu'à un rebord, levèrent prudemment la tête et inspectèrent les lieux. Puis ils vinrent rejoindre le gros de la troupe et Sir George donna ses instructions.
Il parlait à voix basse. ÍI y a quatre cerfs et cinq fusils : je ne tirerai donc pas cette fois-ci à moins que l'un de vous ne manque son coupª, annonça-t-il. Il pouvait être l'hôte parfait quand l'envie l'en prenait. ´ Henry, vous prenez la bête qui est ici à droite. Robert, celle d'à côté : c'est la plus proche et la plus facile à tirer. Jay, tu te charges de la suivante. Miss Hallim, la vôtre est la plus éloignée, mais c'est le cerf qui a la plus belle tête - et vous êtes un excellent fusil.
Tout le monde est prêt? Alors, mettons-nous en position. Nous laisserons Miss Hallim tirer la première, voulez-vous ? ª
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Les chasseurs se déployèrent en travers de la pente, chacun cherchant une position d'o˘ il pourrait viser. Jay suivit Lizzie. Elle portait une courte veste de chasse et une jupe ample. Sans crinoline : il observait en souriant son effronté petit derrière se dandiner devant lui. Il n'y avait pas beaucoup de filles qui seraient prêtes à ramper ainsi devant un homme -
mais Lizzie n'était pas comme les autres.
Il parvint un peu plus haut jusqu'à un point o˘ un buisson rabougri lui donnait un peu de couvert. Levant la tête, il regarda vers la pente. Il apercevait son cerf, un jeune avec un petit déploiement d'andouillers, à
environ soixante-dix mètres : les trois autres étaient disposés sur le versant. Il distinguait aussi les autres chasseurs: Lizzie à sa gauche, qui rampait toujours. Henry tout à fait sur sa droite. Sir George et les gardes avec les chiens. Et Robert, plus bas et à la droite de Jay, à vingt-cinq mètres : une cible facile.
Son cúur lui parut défaillir quand une nouvelle fois l'idée le traversa de tuer son frère. L'histoire de CaÔn et d'Abel lui venait à l'esprit. CaÔn avait dit: Mon ch‚timent est plus grand que je ne puis supporter. Mais j'ai déjà ce sentiment, se dit Jay. Je ne peux pas admettre d'être le second fils qui est de trop, toujours négligé, errant dans la vie sans part d'héritage, fils pauvre d'un homme riche, un rien du tout: je ne peux tout simplement pas le supporter.
Il s'efforça de chasser de son esprit cette horrible pensée. Il prépara son fusil : il versa un peu de poudre dans la chambre à côté du chien, puis referma le couvercle. Il arma ensuite le mécanisme de tir.
Il roula sur le côté et inspecta la pente. Les cerfs broutaient dans une paisible ignorance. Tous les chasseurs étaient en position, sauf Lizzie qui avançait toujours. Jay visa son cerf. Puis il fit lentement pivoter le canon de son fusil jusqu'au moment o˘ il l'eut braqué sur le dos de Robert.
Il pourrait dire qu'au moment crucial son coude avait glissé sur une plaque de glace : cela l'aurait fait
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tirer plus bas et de côté et, par un tragique coup du sort, la balle frapperait son frère en plein milieu du dos. Son père se douterait peut-
être de la vérité; mais il n'en serait jamais s˚r et, s'il ne lui restait qu'un fils, n'irait-il pas enfouir ses soupçons et donner à Jay tout ce qu'il avait auparavant réservé à Robert ?
Le coup de feu de Lizzie serait le signal pour tous les chasseurs de tirer.
Les cerfs, se rappela Jay, avaient des réactions étonnamment lentes. Après la première détonation, ils allaient tous lever la tête en s'arrêtant de brouter et s'immobiliseraient, peut-être pour quelques secondes. Puis l'un d'eux bougerait et, un instant plus tard, ils se retourneraient tous ensemble, comme un vol d'oiseaux ou comme un banc de poissons, et détaleraient, leurs fins sabots martelant le sol durci, laissant les morts sur le terrain et les blessés boitiller à l'arrière.
Lentement, Jay fit de nouveau pivoter son fusil jusqu'à viser encore son cerf. Bien s˚r qu'il n'allait pas tuer son frère. Ce serait un crime impensable. Il risquerait toute sa vie d'être hanté par de coupables souvenirs.
Mais, s'il se retenait, ne le regretterait-il pas toujours ? La prochaine fois que Père
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