Le petit homme de l'Opéra
qu'ils ont conclu. Ce qui est bizarre, c'est qu'on n'a rien volé. On se barricade, on a la trouille, imaginez que l'assassin revienne par chez nous, parce que c'est bien connu, les assassins, ils reviennent toujours sur les lieux de leur crime.
— Qu'il revienne, gronda M. Fournel, et lui, je lui taille une boutonnière avec mon hachoir !
— Tais-toi donc, ce n'est pas le moment de débagouler des choses, chuchota Mme Fournel.
Elle se pencha vers Pauline.
— On a fait une collecte. Mme Arbois est enterrée au cimetière à côté de chez elle, elle ne sera pas dépaysée.
— J'aimerais participer.
— Ce n'est pas de refus, mademoiselle Pauline. On va lui commander une belle gerbe de lis.
— Sa fille est au courant ?
— On ne sait où elle loge. La dernière fois qu'elle a visité sa mère, c'était y a plus de six mois, on n'est pas assez prospères pour elle. Je l'ai gardée quand elle était petite, une môme du genre renfermé, elle ne jouait jamais avec les autres enfants. C'est quand, la foire du Trône ?
— Le 18 avril. Si ça vous amuse, madame Fournel, je vous donnerai des tickets pour assister à des attractions.
— C'est gentil, ça nous changera les idées. On est accablés, tout de même.
Pauline Drapier dépassa la maison de Mme Arbois en luttant pour ne pas céder à la panique. Elle pénétra dans sa roulotte, enclencha le verrou, inspecta sous le lit avant de s'asseoir lourdement sur le tabouret. L'angoisse la submergeait, elle négligea la saucisse et les frites, incapable d'avaler quoi que ce soit, elle revoyait le visage du photographe qu'elle avait remarqué en sortant de chez Mme Bonnefois et elle avait peur.
Mercredi 31 mars, fin de journée
Victor s'installa dans l'un des fauteuils du studio de poses du 14, boulevard de la Madeleine. Grâce à l'amabilité de Paul Vibert, l'opérateur des fameux ateliers photographiques Rozel, il allait découvrir le film d'art qui, selon son commanditaire, ferait courir tout Paris.
La lumière s'éteignit. Un titre apparut :
LA JARRETIÈRE DE LA JEUNE ÉPOUSÉE
Sur l'écran, une mariée entrait dans sa chambre. Elle décochait un sourire mutin à un homme invisible qui patientait dans la pièce voisine.
Victor frémit. Il ne s'attendait pas à ça. Sous ses yeux s'animait une version filmée interprétée par Eudoxie Maximova d'après sa prestation donnée en 1895 sur la scène de L' Eden-Théâtre sous le sobriquet de Fiammetta.
Elle ôtait sa couronne de fleurs d'oranger, faisait glisser sa robe blanche, délaçait son corset...
Un frisson lui courut sous la peau. Voici qu'elle enlevait son corsage, retroussait lentement ses jupons, dévoilait ses cuisses gainées de soie jusqu'aux volants de ses pantalons.
Victor s'agita sur son siège. Paul Vibert lui administra une bourrade amicale.
— Vous avez vu, c'est piquant, hein !
Sur l'écran, un homme en frac et haut-de-forme s'agenouillait devant la belle, posait une main sur son mollet, caressait sa jarretière de dentelles...
L'écran s'assombrit au moment où la situation commençait à devenir captivante.
— Ça vous a plu, monsieur Legris ?
— Beaucoup, beaucoup.
— Vous connaissez cette histoire ? Un film décrit une petite femme qui se déshabille dans un champ, hop ! Il y a un train qui passe et qui la cache... Quel bon scénario si le train avait du retard ! On verrait d'abord la petite femme, puis la locomotive bloquée sur les rails, puis la petite femme, et encore la locomotive empanachée, cela créerait une intrigue du tonnerre, hein ?
— Euh, oui, oui, assurément, voyez-vous, ce qui m'intéresse c'est la technique.
— Laquelle ? Celle de l'effeuillage ou du réseau ferroviaire ?
Victor émit un bref grognement et décroisa les jambes. Une moitié de son cerveau se remémorait les vues coquines, tandis que l'autre aspirait à la fin de l'entrevue. Paul Vibert insistait.
— Le patron se fera un plaisir de vous expliquer le maniement de son Vitascope, malheureusement il est à Biarritz, je peux vous arranger un rendez-vous si cela vous intéresse. Depuis des mois il est en pourparlers avec un certain Kuhn, un Américain qui a produit un film colorié au pochoir, Annabelle's Butterfly Dance. Le cinématographe, c'est l'avenir monsieur Legris, tous les innovateurs sont sur les rangs. Savez-vous que Tom Edison a importé son kinétoscope au Japon et que les premières projections ont suscité un vif intérêt à Bombay ? Si vous êtes intéressé, je
Weitere Kostenlose Bücher