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Le petit homme de l'Opéra

Le petit homme de l'Opéra

Titel: Le petit homme de l'Opéra Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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invisible et participer à l'une de ces classes. En revanche, celles des élèves supérieures l'indifféraient autant que celles des garçons.
    Pour tout l'or du monde Melchior Chalumeau n'aurait vécu ailleurs qu'au sein de l'Opéra. La nuit, il régnait sur les toits. À la première de chaque spectacle, il se recueillait dans les sous-sols et dialoguait avec son Créateur, ce Dieu omnipotent détenteur de ses espérances. Dans un état second, il voyait bouillonner les cascades qui, jadis, dévalaient les coteaux de Belleville et de Ménilmontant. Elles s'étaient accumulées en une nappe phréatique avant de s'écouler vers la Seine. On avait emprisonné ces eaux à l'intérieur d'une énorme cuve afin d'alimenter un système de protection contre le feu. Ainsi, plus jamais ne se renouvellerait l'incendie de la rue Le Peletier.
    Dans les méandres de cet immense voilier assigné à la musique, le tangible n'avait plus cours. Les mélodies de Gounod, Donizetti, Massenet ou Verdi envoûtaient les mille neuf cents spectateurs en tenue d'apparat et Melchior, discret génie haut comme trois bottes superposées, les tenait en son pouvoir.
     
    —J'ai l'air d'une dinde !
    Olga Vologda arpentait sa loge, tantôt d'une démarche naturelle, tantôt sur les pointes. Elle avait l'impression d'être une novice effarouchée d'affronter le verdict du public. À son trac s'ajoutait une céphalée qui lui martelait le crâne.
    — Une dinde ! certifia-t-elle à son habilleuse lancée à ses trousses pour lui fixer un large nœud de velours au bas des reins.
    — Mais non, madame, ce costume vous métamorphose, vous êtes à croquer.
    — C'est bien ce que je dis, une dinde de Noël !
    Elle s'installa à sa table de toilette, tripota sa houppette. Le vide de son existence lui apparaissait de plus en plus clairement, elle se sentait la proie d'une telle inertie qu'elle était convaincue que seul un événement hors du commun réussirait à la détourner du chemin dans lequel elle s'embourbait. Le décès de Tony Arcouet l'avait laissée de bois, elle ne ressentait rien. Devait-elle imputer cette lassitude à la routine ? trente-deux ans, elle ne parvenait pas à se considérer en fin de carrière, quoiqu'elle eût déjà vingt-six ans de danse derrière elle. Elle examina ses yeux noirs mi-clos, sa bouche au ton carmin et acheva son maquillage. Encore de la crème, encore de la poudre, encore du crayon à sourcils.
    Campée face à la glace, elle jaugea d'un regard critique cette femme de proportions harmonieuses, coiffée d'une perruque blonde aux anglaises satinées. L'habilleuse la couronna d'une capote bariolée festonnée de faveurs et noua un tablier à ruchés autour de sa taille.
    — Grotesque, grogna-t-elle. Voilà un rôle qui m'échoit après des années de triomphe, une lamentable poupée automate dont les interventions sont distillées au compte-gouttes ! Il y a de quoi rire ! Ce ballet s'intitule Coppélia et en réalité Swanilda en est l'héroïne ! Une chance qu'il y ait la valse de l'acte I, sinon je servirais de repoussoir a cette Rosita Mauri !
    — Tenez-vous tranquille, madame, s'il vous plaît. — Penser qu'en 84 Marius Petipa en a donné une chorégraphie inédite en l'honneur du ballet royal de Saint-Pétersbourg sous le titre de La Fille aux yeux d'émail et que j'étais trop jeune pour décrocher le rôle principal ! Aujourd'hui je suis trop vieille ! Condamnée à rater le coche ! Je suis une ruine !
    — Voyons, madame, vous êtes dans la fleur de l' âge !
    — Remballez vos boniments, Hortense.
    — Comment expliquez-vous en ce cas le nombre de vos soupirants ?
    — Ah, bravo ! Des fossiles ou des petits crevés, je suis gâtée !
    — Vous exagérez, il y en a qui portent beau, le vicomte, par exemple, et le banquier, ils ont de la prestance, du tempérament... Et puis M. Rozel n'est pas à cheval sur...
    — Vas-tu te taire, effrontée ! Amédée Rozel est un brave homme, il m'aime pour ce que je suis, lui. Au fond, tu as raison, je suis sotte de me plaindre. Je n'ai aucune envie de rivaliser avec Rosita Mauri, elle mène une vie de recluse, elle n'ose pas se promener en voiture découverte à cause des courants d'air, jamais de libertinage, jamais de dîner en ville... C'est gai ! Il faut mourir de faim pour travailler sérieusement le ballet, renoncer au bortsch, aux zakouskis, à la koulebiaka 6 , à toutes les bonnes choses ! Chasteté et restriction sont les deux mamelles des danseuses

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