Le petit homme de l'Opéra
avait le nez pincé, la peau cireuse. Elle pria pour que le Dr Margery ait posé le bon diagnostic. Soudain, elle se sentit envahie par une peur irraisonnée. Et s'il s'était trompé ?
— Écoute, Olga, tu dois absolument te souvenir de que tu as avalé avant d'entrer en scène.
— Laisse-moi tranquille. Tu sais parfaitement que j'observe une diète intégrale les jours de première. Quelques gorgées d'eau, de quoi m'humecter le gosier.
— De l'eau du robinet ?
— Non, des bouteilles scellées en provenance des monts d'Auvergne, livrées par l'épicier de la rue Rochambeau en qui j'ai une totale confiance. J'en bois a chaque repas, Amédée aussi, ce gros porc, il aura une belle surprise à son retour, j'ai ordonné qu'on change les serrures des... Oh !
Olga s'était redressée, paumes pressées sur les tempes. Sous son déshabillé, le cache-corset dénoué révélait sa poitrine. Elle s'affaissa, languide.
— Oh, mon Dieu, Olga ! Ça va ?
— Oui... Oui... Ce mot... Porc... Le cochon !
— Tu as mangé du cochon ? Du jambon ? Du cervelas ? Du museau ?
— Non... Du pain d'épice ! Melchior Chalumeau, l'avertisseur, m'a déposé une boîte de la part d'un admirateur... J'avais égaré mes mitaines. Drôle de cadeau, j'ai cru à une plaisanterie. Un cochon, une de ces bestioles censées porter bonheur avec ton prénom écrit en lettres de guimauve.
— Un cochon en pain d'épice ? Comme dans les fêtes foraines ?
— Oui, accompagné d'un mot qui disait : « Croque-moi et... » J'ai la tête qui tourne.
— Tu en as goûté ?
— Juste une bouchée, je suis superstitieuse, alors... Je t'en prie, Eudoxie, j'ai tellement sommeil !
Vendredi 2 avril
Tasha voyageait loin du monde des désirs et des passions. Elle geignait doucement, son bras gauche retombait vers le sol où la chatte Kochka se frottait contre le sommier. Victor rêvait qu'il déchiffrait un parchemin dont les mots s'effaçaient au fur et à mesure.
Le vaste atelier sentait le benjoin. Les livres et les gouaches qui tapissaient les murs formaient un rempart multicolore. Des châssis, des chevalets, des godets hérissés de pinceaux, des vêtements disséminés çà et là faisaient de la pièce un pittoresque capharnaüm.
L'aboiement du chien des concierges éveilla Victor. Il ouvrit les yeux, mais à la vue du tableau accroché face à l'alcôve, il les referma. C'était un portrait de son père adoptif peint par Tasha. Négligemment assis dans un fauteuil, jambes croisées, un livre à la main, Kenji Mori semblait sur le point d'émettre un de ses proverbes favoris. L'aboiement retentit à nouveau, suivi du bavardage des filles du menuisier qui tiraient de l'eau à la pompe de la cour.
Qu'y avait-il donc d'écrit sur ce parchemin ?
Victor se glissa hors du lit. Un objet voleta. Aussitôt, une frénésie de bonds, de coups de patte et d'esquives s'empara de Kochka.
— Arrête, vilaine ! Donne-moi ça !
Victor ramassa un petit bouquet composé d'une tige de buis, d'une plume de tourterelle et d'un épi de blé, le tout noué d'un brin de paille. En dépit de son interdiction, Euphrosine Pignot s'obstinait à dissimuler ce fétiche sous le traversin afin que le futur bébé soit robuste. Bientôt, ils seraient trois. Le mot « responsabilité » clignotait ainsi qu'un phare dans la brume de l'avenir. Est-ce que son amour de plus en plus exigeant pour Tasha résisterait à la venue de cet enfant ? De quel caractère hériterait-il, à qui ressemblerait-il ?
Cette grossesse après sept années de vie commune l'avait d'abord empli de fierté, mais plus le terme approchait, plus s'amplifiait l'appréhension qu'un accident survienne au cours de l'accouchement. Non, il ne fallait pas penser à cela, ne pas se laisser envahir par des idées négatives.
On frappa. Le concierge lui remit une lettre, un mot d'Eudoxie Maximova.
Cher Victor Legris,
Vous êtes le seul capable de me venir en aide. J'ai peur. Depuis ma visite à la librairie il s'est produit des événements dramatiques qui m'ont plongée dans l'angoisse. Je connais votre réputation de fin limier et je vous supplie de me secourir. J'ai besoin de vos conseils. Je vous joins une invitation pour ce soir. Venez, nous ferons semblant de nous rencontrer par hasard parmi les convives. Je compte sur vous. En souvenir du bon vieux temps et de notre longue amitié, ne me faites pas défaut.
Fifi Bas-Rhin
Il lut l'invitation :
Vous êtes priés d'assister au concert spirituel
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