Le petit homme de l'Opéra

ingénieurs, les hygiénistes, les architectes. les marchands de biens ont démoli à tour de bras. J'leur crache dessus. Mais si vous êtes la fille Arbois, vous avez dû connaître ce temps-là. Vous n'auriez pas deux sous ?
    La reine Mab considéra le cimetière, rebroussa chemin et repartit par où elle était venue. L'homme au tambour haussa les épaules et continua son chemin vers les glacis.
    Victor émergea de sa cachette, il était en état de choc, totalement désorienté par ce qu'il venait d'entendre. Il évita les flaques de gadoue et tenta de se repérer. Tout était paisible maintenant, seule la litanie d'un crapaud brisait le silence. Il dévala un talus semé de matelas crevés. Le paysage se teintait de reflets fauves sous le soleil couchant. Soudain, il s'immobilisa, car il lui avait semblé percevoir un bruit, une sorte de grondement sourd qui cessa avant qu'il pût l'identifier. Il reprit sa descente lorsque le bruit se répéta, plus proche, cette fois, tandis que se dessinait la forme d'un chien qui montait la garde près d'une roulotte.
    — Au pied, ordonna-t-il d'une voix blanche voyant que l'animal s'apprêtait à bondir.
    — Ta gueule, Tosca ! cria une voix d'homme. Excusez, m'sieu, il n'est pas méchant, il veille au grain.
    — Qu'est-ce que c'est ? demanda Victor à peine remis de sa frayeur.
    — Un berger, je crois. Ou plutôt une bergère.
    — Monsieur Pipatte, je suis prête, lança une voix de femme.
    — On vient, on vient, c'est qu'on a un bout de chemin jusqu'à la Nation et la jument, elle n'est pas trop vaillante.
    — Vous allez vers Paris ? Vous pourriez me déposer ?
    — Non !
    Surpris, Victor et l'homme se retournèrent.
    — Ben, Pauline, qu'est-ce qu'il y a ? T'es serviable d' habitude.
    — Bonjour, mademoiselle, la salua Victor. Je vous ai vue pendant le montage de la foire du Trône. Mme Célestin m'a appris que vous enseignez aux petits forains.
    Abasourdie, Pauline Drapier restait muette, les yeux braqués sur le boîtier à soufflet. Victor ne put cacher son amusement.
    — Ça vous fait peur ? Ce n'est qu'un appareil photo.
    — Faites pas attention, dit l'homme, Pauline est épuisée, on a eu une journée éreintante, elle va s'installer au cours de Vincennes. Je suis venu remorquer sa roulotte avec Pégase, c'est ma jument, Allez, il se fait tard. Tiens, Pauline, prends les guides. Ne tire pas dessus, soutiens-les souplement, moi, je préfère marcher jusqu'au boulevard. Installez-vous, monsieur. Hue cocotte !
    Pauline, le visage blême, n'osait pas regarder Victor. Finalement, elle murmura :
    — Vous êtes venu pour moi ?
    — Non. Pourquoi cette question ?
    — Parce que si vous me voulez du mal, je préfère être fixée tout de suite.
    — Du mal ? Pourquoi diable vous voudrais-je du mal ? Je ne suis qu'un libraire amateur de photographies, voilà tout. Qu'est-ce qui vous tourneboule, mon petit ? Est-ce l'assassinat de cette vieille femme ?
    — Comment savez-vous qu'on l'a assassinée ?
    — Un ancien garde champêtre m'a renseigné.
    — Le père Léon ?
    — J'ignore son nom.
    Elle ébaucha un sourire.
    — Si vous m'aviez dit oui, je ne vous aurais pas cru. Il se nomme Riri Vatier, il fait la mendicité, il demande systématiquement deux sous, jamais plus, jamais moins. Vous êtes vraiment libraire ?
    — Voici ma carte, je suis vraiment libraire, marié, bientôt papa. Que craignez-vous ? Je peux vous aider ?
    — J'ai assisté par hasard au meurtre de cette pauvre Suzanne Arbois. L'assassin s'en est aperçu, tôt au tard, il se débarrassera de moi, je suis un témoin gênant.
    — Vous l'avez signalé à la police ?
    — Non.
    — Avez-vous une idée du motif pour lequel on a tué Mme Arbois ?
    — Pas la moindre. C'était une brave femme, je sais qu'elle avait eu un drame dans sa vie à cause de sa fille, Josette.
    « Josette ! La reine Mab ? »
    Ça y est, ça lui revenait, il savait où il avait rencontré Josette, alias la reine Mab. C'était il y a six ans, dans l'éléphant du Moulin-Rouge, elle entretenait une gouape du nom de Molina.
    — Ah oui ? Une de ces libertines qui vivent de leurs charmes, une parvenue. Elles finissent toutes par décrocher un amant prospère et un hôtel particulier, remarqua-t-il.
    Pauline Drapier lui jeta un regard en biais.
    — Sa mère en était folle, répondit-elle, et je ne pense pas qu'elle aimerait vous entendre affirmer une chose pareille. Elle en était fière de sa Josette parce qu'elle se frottait au