Le Peuple et le Roi
« ordre ».
Et l’Assemblée de notables ne s’est pas encore réunie !
Louis est accablé. Il a l’impression que les digues qui
retenaient un flot puissant lâchent. Et ce qui déferle ne submerge pas
seulement le royaume de France, mais le monde, de Philadelphie à Liège, de
Genève à Amsterdam.
Il refuse d’aider les bourgeois hollandais qui se sont
rebellés contre leur stathouder. Devrait-il favoriser les adversaires de l’autorité
en Hollande, alors qu’il la défend ici ?
Mais le trouble, l’angoisse le gagnent, et même le désespoir.
Vergennes, son ministre des Affaires étrangères, meurt.
« Je perds le seul ami sur lequel je pouvais compter, dit-il,
le seul ministre qui ne me trompa jamais. »
Sa tristesse se mêle à l’amertume et à l’indignation quand
il découvre que plusieurs pamphlets accusent la reine d’avoir fait empoisonner
Vergennes !
Elle reprochait au ministre de l’avoir tenue à l’écart, plein
de défiance à l’égard de « l’Autrichienne », ne lui faisant jamais
part de ses projets, et elle l’accusait même d’avoir discrètement soutenu le
cardinal de Rohan dans l’affaire du collier.
Louis ressent ce que plusieurs fois déjà depuis qu’il est
roi, il a éprouvé, le sentiment que les « choses »
— le pouvoir, l’opinion, ses proches même, ses
ministres – lui glissent entre les mains, comme si l’un des outils qu’il manie
dans sa forge et sa menuiserie lui échappait au moment où il voudrait l’utiliser.
Il se replie sur lui-même, comme s’il voulait ainsi que le
flux des critiques, des attaques, passe sur lui, sans l’entraîner.
Il en veut à Calonne qui devant l’Assemblée de notables, pour
justifier ses réformes, cette égalité devant l’impôt, qu’il veut établir, dresse
un véritable réquisitoire contre la monarchie, les ordres de la noblesse et du
clergé qui en sont les colonnes.
Fallait-il que Calonne dise :
« Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le
salut public ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont
les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les
abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des
privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d’exceptions
injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’en aggravant
le sort des autres. »
Il parle de « raison », de « justice », d’« intérêt
national », s’en prend ouvertement aux privilégiés de la noblesse, n’épargne
pas le clergé, « les ecclésiastiques sont par leur naissance, citoyens et
sujets », insiste-t-il. Il dénonce le nombre effrayant des « agents
du fisc », prêche pour ce nouvel impôt, la subvention territoriale, critique
la gabelle, et s’adresse directement à l’opinion, diffusant, le 31 mars, un Avertissement que commentent les journalistes à sa solde.
« On paiera plus sans doute, mais qui ? demande-t-il.
Ceux-là seulement qui ne payaient pas assez ; ils paieront ce qu’ils
doivent… Des privilèges seront sacrifiés, la justice le veut, le besoin l’exige,
vaudrait-il mieux surcharger encore les non-privilégiés, le peuple ? Il y
aura de grandes réclamations… On s’y est attendu ; peut-on faire le bien
général sans froisser quelques intérêts particuliers ? Réforme-t-on sans
qu’il y ait des plaintes ? »
On n’a jamais entendu un ministre du roi parler ainsi, prendre
le parti du peuple, non pas au nom de la compassion, mais au nom de l’égalité
et de la justice.
Les notables s’indignent :
« Nous prenez-vous pour des moutons de nous réunir pour
avoir notre sanction à une besogne toute digérée ? »
Ils condamnent Calonne, son Avertissement , « indigne
de l’autorité royale qui ne doit jamais parler au peuple que par les lois et
non par une espèce d’écrit qui n’a aucun caractère… ».
Surtout, les notables se présentent comme les défenseurs de
la liberté et du droit, face à un pouvoir avide de pressurer le royaume.
« Monsieur de Calonne, dit l’un des membres de l’Assemblée,
veut encore saigner la France, et il demande aux notables s’il faut la saigner
au pied, au bras ou à la jugulaire. »
Et l’opinion est à ce point travaillée par l’esprit des
Lumières, l’hostilité au mode de gouvernement absolutiste, que tout discours
qui se réclame de la
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