Le Peuple et le Roi
ses membres ; vendredi
elle est tombée sur sa face dans la grande galerie. »
Et chaque jour, à Paris, des violences, des pillages, des
assassinats, la hantise du « complot aristocratique », et de l’arrivée
d’une armée conduite par le comte d’Artois.
Les bourgeois se terrent, et les plus courageux d’entre eux
patrouillent dans la milice-Garde nationale, mais le plus souvent sont
impuissants à protéger ceux que le peuple veut châtier, sans jugement.
Et cette « fièvre chaude agite toute la France, écrit
le libraire Ruault. Cela ne doit point étonner, mais doit effrayer. Quand une
nation se retourne de gauche à droite pour être mieux, ce grand mouvement ne
peut se faire sans douleur et sans les cris les plus aigus ».
Et c’est dans tout le pays la « Grande Peur ».
La disette serre toujours l’estomac, excite comme une
ivresse, et la colère et la rage se mêlent à la panique.
Comme des traînées de poudre qui enflammeraient tous les
villages et les villes de la plupart des provinces, les rumeurs se répandent.
Un nuage de poussière dû au passage d’un troupeau de moutons,
qui envahit l’horizon, et aussitôt les paysans se rassemblent. On fait sonner
le tocsin. On se persuade que des bandes de brigands sont en marche, qu’ils
vont ravager les récoltes, brûler les greniers, piller, violer, tuer.
Ou bien on décrète que les meuniers, les fermiers, les
nobles accaparent les grains pour en faire monter es cours, affamer le peuple, mettre
en œuvre ce « pacte de famine » qui permettra aux princes de prendre
leur revanche.
Il faut donc se dresser contre ce « complot
aristocratique ». Et la rumeur enfle ! Le comte d’Artois et son armée
sont en marche, répète-t-on.
La panique – et la réaction de fureur préventive et
défensive qu’elle suscite – contamine la Franche-Comté, la Champagne, le Maine,
les régions de Beaujolais et de Nantes.
Limoges, Brive, Cahors, Montauban, sont touchés. On s’arme
de faux dont la lame emmanchée verticalement fait office de pique. On s’empare
de fusils. On menace – on tue souvent – tous ceux qui ont détenu l’autorité
municipale.
On force les portes des prisons. On libère les prisonniers. On
exige la taxation du grain.
Personne ne résiste, ni les soldats, qui souvent incitent
les émeutiers à donner l’assaut.
« On n’osait pas, avoue Bailly évoquant la situation à
Paris, mais cela vaut pour toutes les provinces, résister au peuple qui huit
jours auparavant avait pris la Bastille. »
Et bien téméraire ou naïf celui qui tente de maîtriser, puis
d’étouffer cette épidémie, de combattre cette « fièvre chaude ».
« Je donnais des ordres qui n’étaient ni suivis ni
entendus, poursuit Bailly. On me faisait entendre que je n’étais pas en sûreté. »
Chaque « notable », quelle que soit son attitude, sait
qu’il risque sa vie.
« Dans ces temps malheureux, il ne fallait qu’un ennemi
et une calomnie pour soulever la multitude. Tout ce qui avait eu le pouvoir
jadis, tous ceux qui avaient gêné et contenu les émeutiers étaient sûrs d’être
poursuivis. »
Comme les paysans ne rencontrent jamais ces brigands, ces
troupes du comte d’Artois, ces aristocrates contre lesquels on s’était armé, on
attaque les demeures seigneuriales, les châteaux, les gentilhommières pour
devancer la réaction de ces « privilégiés ».
On assiège, on entre de force, on brise, on pille, on
incendie. On disperse et brûle les « terriers », ces documents qui
énumèrent les droits féodaux et seigneuriaux.
Plus d’impôts, de taxes ! Plus de privilèges !
On s’arroge le droit de chasser, interdit que depuis des
siècles les paysans, au risque de leur vie, tentaient de violer.
On chasse dans les forêts seigneuriales, et souvent on les
saccage. On chasse dans les blés, et on piétine les épis.
Dans les villes, on dévaste d’abord les hôtels de ville.
À Strasbourg, six cents va-nu-pieds ont envahi le bâtiment. Aussitôt
« c’est une pluie de volets, de fenêtres, de chaises, de tables, de sofas,
de livres, de papiers, puis une autre de tuiles, de planches, de balcons, de
pièces de charpente ».
On brûle les archives publiques, les lettres d’affranchissement,
les chartes de privilèges, dans les caves on défonce les tonneaux. Un étang de
vins réputés, de cinq pieds de profondeur, se forme ainsi où plusieurs pillards
se
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