Le pianiste
secteurs les plus germanisés de Varsovie, droit dans
la gueule du loup. Mais je n’en étais que plus en sécurité, peut-être…
En fait, je n’aurais eu qu’à me féliciter de ce nouvel abri
si mon état de santé ne s’était pas dégradé rapidement, mon foie ne me laissant
pas un instant de répit. Finalement, début décembre, les douleurs sont devenues
si virulentes que j’ai eu toutes les peines du monde à me retenir de hurler. La
crise a duré toute la nuit. Après avoir diagnostiqué une inflammation aiguë de
la vésicule biliaire, l’ami médecin qu’Helena Lewicka avait fait venir à mon
chevet a recommandé un régime alimentaire très strict. Grâce au ciel, je ne
dépendais alors plus de la « protection » d’un individu tel que
Szalas. Choyé par Helena, la meilleure et la plus dévouée des femmes, j’ai pu
me tirer progressivement de ce mauvais pas et c’est ainsi que j’ai abordé l’année
1944.
Je tenais absolument à mener une vie aussi régulière que
possible : le matin, de neuf à onze heures, je travaillais mon anglais
puis je lisais deux heures ; ensuite, je me préparais à déjeuner et de
nouveau c’était l’apprentissage de la langue de Shakespeare et la lecture jusqu’à
la tombée de la nuit.
Pendant ce temps, les nazis accumulaient les défaites. Et
désormais il n’était plus question de « contre-attaques » : selon
la terminologie officielle, ils exécutaient un « repli stratégique »
sur tous les fronts, opération que la presse décrivait comme un abandon de
zones « stratégiquement négligeables » au profit d’une « densification
des lignes opérationnelles » qui leur serait avantageuse. En dépit ou à
cause de ces revers, le régime de terreur qu’ils imposaient sur les pays encore
sous leur coupe n’a fait que s’intensifier. Les exécutions publiques dans les
rues de Varsovie, sinistres mises en scène qui étaient apparues à l’automne, se
produisaient désormais presque chaque jour. Systématiques jusqu’au bout, comme
à leur habitude, les Allemands avaient encore le temps de détruire le ghetto
jusqu’à ses fondations, à présent qu’ils l’avaient « nettoyé » de ses
habitants, et ils ont donc entrepris de raser les bâtiments les uns après les
autres, de les dynamiter rue après rue, expédiant les décombres hors de la
ville par un système spécial de trains à voie étroite ; les « maîtres
du monde », atteints dans leur honneur par le soulèvement juif, s’étaient
juré de ne pas laisser debout une seule pierre du ghetto.
Au cours des premiers mois de l’année, la monotonie de mon
existence a été bouleversée de façon très inattendue : un jour, quelqu’un
s’est mis à attaquer ma porte avec autant de circonspection que d’opiniâtreté, en
marquant des pauses sans doute inspirées par la prudence mais décidé visiblement
à la forcer bientôt. Au début, je n’ai pas su qu’en penser et ce n’est qu’après
d’amples réflexions que j’ai conclu qu’il s’agissait sûrement d’un cambrioleur.
Ce qui me posait un problème inédit puisque nous étions l’un et l’autre des
criminels devant la loi, moi pour le simple fait d’être né juif, lui en raison
de ses activités… Une fois qu’il aurait forcé l’entrée, devais-je alors le
menacer d’appeler la police ? Ou bien allait-il me brûler la politesse en
me découvrant tapi à l’intérieur ? Allions-nous nous dénoncer
réciproquement aux forces de l’ordre ou au contraire établir un pacte de
non-agression en notre commune qualité de délinquants ? Le dilemme m’a été
finalement épargné, puisqu’il a renoncé à son entreprise, mis en fuite par les
protestations d’un locataire voisin.
Le 6 juin 1944, dans l’après-midi, Helena Lewicka est
apparue chez moi, radieuse. Elle venait m’annoncer le débarquement des
Américains et des Britanniques en Normandie. Aussitôt, nous avons appris qu’ils
avaient enfoncé les lignes de défense allemandes et progressaient rapidement en
territoire français. Une pluie d’excellentes nouvelles s’est ensuite abattue
sur nous comme une bénéfique averse d’été : la France était libérée, l’Italie
fasciste avait capitulé et l’armée Rouge, massée sur la frontière polonaise, avait
déjà libéré Lublin.
Les raids aériens soviétiques se sont intensifiés sur
Varsovie, en un feu d’artifice presque constant que je pouvais contempler de
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