Le pianiste
autre,
sans doute penchée sur la rampe, suppliait : « Sois prudent, Jerzy ! »
et qu’une voix qui s’éloignait dans les étages inférieurs lui répondait « Oui,
d’accord ! » Les voisines près de ma porte pleuraient, l’une d’elles
était prise de sanglots convulsifs. J’ai entendu quelqu’un la consoler tout bas :
« Ce ne sera pas long, tu sais. Et puis c’est ce que nous attendions tous,
non ? »
Ainsi, Helena Lewicka avait dit vrai : le soulèvement
avait commencé.
Je me suis étendu sur le canapé pour réfléchir à ce que j’allais
faire. En partant, Mme Lewicka m’avait enfermé dans l’appartement, comme d’habitude.
À double tour de la serrure et du cadenas qui gardaient la porte d’entrée.
Je suis retourné à la fenêtre. Des groupes de soldats
allemands se tenaient sous les porches des immeubles, d’autres étaient en train
d’arriver à leur rescousse du village de Mokotow. Ils étaient lourdement
équipés de fusils automatiques et de grenades à la ceinture, déjà casqués. Mais
il n’y avait pas de combat en cours dans cette partie de la rue. Les Allemands
se contentaient de tirer de temps à autre sur les gens qui les observaient aux
fenêtres, sans provoquer de riposte venue des bâtiments. Ce n’est qu’après
avoir atteint le croisement de la rue du 6-Août qu’ils ont déclenché un feu
nourri en direction de l’Institut de technologie et en sens opposé vers la
station hydraulique.
J’ai pensé que je pourrais peut-être gagner le centre en
passant par l’arrière de mon immeuble et en contournant la station, mais je n’avais
pas d’arme et j’étais de toute façon bouclé dans l’appartement. Même si je me
mettais à tambouriner contre la porte, les voisins avaient bien trop de soucis
pour y prendre garde, et il me faudrait encore leur demander de descendre
trouver l’amie d’Helena Lewicka, la seule habitante de l’immeuble à être au
courant de ma présence ici. Elle avait les clés, elle, pour le cas extrême où
elle devrait me libérer d’urgence de ma cachette. Finalement, j’ai résolu d’attendre
le lendemain matin avant de décider de la marche à suivre, en fonction de la
manière dont la situation allait évoluer.
Les tirs étaient de plus en plus nourris, entrecoupés des
détonations plus sonores des grenades à main. Ou bien avaient-ils fait donner l’artillerie,
maintenant, et c’étaient des obus que j’entendais ? À la tombée de la nuit,
j’ai aperçu les premiers reflets des incendies, un rougeoiement encore hésitant
dans le ciel en train de s’obscurcir. Il y a eu de brusques poussées de flammes,
qui se sont éteintes peu à peu. Le fracas des combats s’est tu progressivement,
lui aussi. Il ne restait plus que des explosions isolées, le bref staccato d’une
mitrailleuse quelque part. Le silence était revenu également dans les escaliers
de l’immeuble. Les locataires avaient dû se barricader chez eux, voulant sans
doute assimiler les émotions de ce premier jour de soulèvement dans l’espace
privé de leur domicile. Il était déjà tard quand j’ai brusquement basculé sans
avoir le temps de me déshabiller dans le lourd sommeil que provoque une grande
tension nerveuse.
Je me suis réveillé tout aussi brutalement, très tôt le
matin. Dans l’aube qui pointait à peine, j’ai d’abord entendu un fiacre passer
dans la rue. Je suis allé à la fenêtre. L’attelage arrivait au petit trot, la
capote baissée, l’image même de la quotidienneté la plus tranquille. Il n’y
avait personne d’autre dehors, sinon un homme et une femme qui marchaient sur
le trottoir longeant mon immeuble. Ils avaient les mains en l’air, ce qui n’a
pas manqué de m’intriguer puisque de ma place je n’apercevais aucun soldat
allemand derrière eux. Soudain, ils ont bondi en avant, d’un même mouvement, et
elle a crié : « À gauche, prends à gauche ! » Courant à
toutes jambes, l’homme s’est engouffré dans un passage latéral, sortant de mon
champ de vision. À ce moment, une volée de balles a sifflé. La femme s’est
arrêtée ; tout en se tenant le ventre, elle s’est lentement affaissée au
sol, comme un sac de blé, les jambes repliées sous elle. En fait, on aurait cru
qu’elle s’agenouillait avec précaution tandis que sa joue droite venait se poser
sur l’asphalte, puis elle est restée immobile, dans cette position aussi
acrobatique que macabre.
Le crépitement des
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