Le pianiste
ma
fenêtre. De l’est montait un grondement sourd, d’abord à peine audible puis
toujours plus soutenu, c’était l’artillerie russe. Les Allemands évacuaient la
ville, vidant jusqu’à l’hôpital inachevé en face de mon immeuble. Plein d’espoir
maintenant, je les regardais s’agiter et mon cœur me disait que j’allais vivre
et retrouver très bientôt la liberté. Le 29 juillet, Lewicki, que je n’avais
pas revu depuis si longtemps, a surgi impétueusement. Il venait me prévenir que
le soulèvement de Varsovie allait commencer d’un jour à l’autre. Nos réseaux se
dépêchaient d’acheter des armes aux soldats allemands démoralisés par la
débâcle du Reich. La livraison d’un lot de mitraillettes avait été confiée à
Zbigniew Jarowski, celui qui m’avait accueilli si généreusement dans son
appartement de la rue Falat et auquel je voue une reconnaissance éternelle. Hélas !
il était tombé sur des Ukrainiens, encore plus malfaisants que les Allemands :
feignant de vouloir lui remettre les armes qu’il avait déjà payées, ils l’avaient
entraîné dans la cour de l’Institut d’agriculture et l’avaient froidement
abattu.
Le 1 er août, vers quatre heures de l’après-midi, Helena
Lewicka est arrivée en trombe. Elle voulait me faire descendre au plus vite
dans la cave de l’immeuble car le soulèvement était imminent. Fidèle à un
instinct qui m’avait déjà sauvé maintes fois, j’ai résolu de rester là où je me
trouvais. Ma bienfaitrice m’a dit adieu les larmes aux yeux, comme si j’étais
son propre fils. D’une voix émue, elle a murmuré : « Est-ce que nous
nous reverrons, Wladek ? »
15
Prisonnier des flammes
Malgré le ton convaincu sur lequel Helena Lewicka m’avait
affirmé que la révolte commencerait à cinq heures, soit quelques minutes après
son départ, je me suis trouvé dans l’impossibilité d’y croire. Depuis le début
de l’occupation, combien de rumeurs avaient circulé dans Varsovie sans jamais
se concrétiser… D’ailleurs l’évacuation allemande, que j’avais été en mesure de
vérifier de mes propres yeux par la fenêtre, cet exode désordonné de camions
surchargés et d’automobiles en route vers l’ouest, avait marqué une pause au
cours des derniers jours. Et le tonnerre de l’artillerie soviétique, si proche
quelques nuits plus tôt, s’était nettement affaibli : il semblait s’être
déplacé au-delà de la ville.
Je suis allé me placer à mon poste d’observation. La rue
avait son aspect le plus normal, avec des piétons ici et là, peut-être plus
clairsemés que d’habitude mais cette portion de l’allée Niepodleglosci n’était
jamais très animée. Un tram en provenance de l’Institut de technologie s’est
arrêté devant la station, presque vide. Quelques passagers en sont descendus :
des femmes, un vieillard avec une canne puis trois jeunes gens, chacun avec un
long paquet enveloppé de papier journal sous le bras. Ils se sont immobilisés à
côté de la voiture de tête. L’un d’eux a consulté sa montre avant de lancer un
regard à la ronde. Soudain, il a posé un genou à terre et porté son paquet à l’épaule.
Une série de claquements secs ont retenti. À l’extrémité, le papier journal s’était
enflammé, laissant apparaître le canon d’une mitrailleuse. Ses deux compagnons
se sont alors placés en position de tir, eux aussi.
Ces premiers coups de feu ont eu un effet presque immédiat, comme
s’ils avaient donné le signal à tout le quartier car le bruit des détonations a
envahi les alentours. Et quand les rafales d’armes automatiques se taisaient un
instant à la ronde on entendait des explosions venues du centre-ville, très
denses également, un crépitement incessant qui faisait penser à de l’eau venue
à ébullition dans une gigantesque bouilloire. En bas de chez moi, la rue s’était
vidée instantanément. Il ne restait plus que le vieux monsieur qui se hâtait
tant bien que mal à l’aide de sa canne, visiblement à bout de souffle. Au prix
de grands efforts, il a fini par atteindre une entrée d’immeuble et il a disparu
à son tour.
Je me suis rapproché du ballant pour y coller l’oreille, percevant
aussitôt l’agitation sur le palier et dans la cage d’escalier. Des portes s’ouvraient
et se refermaient en claquant, des bruits de pas précipités se croisaient.
« Jésus, Marie, Joseph ! » a crié une femme tandis qu’une
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