Le pianiste
armes a repris à mesure que la lumière du
jour s’imposait. Lorsque le soleil est apparu dans le ciel de Varsovie, très
clair à cette époque de l’année, la ville entière résonnait de coups de feu et
détonations. Et cette fois le grondement de l’artillerie lourde s’y mêlait avec
toujours plus d’insistance.
Vers midi, l’amie de Mme Lewicka est venue me
ravitailler et me donner quelques nouvelles. Pour ce qui était de notre
quartier, ces dernières étaient loin d’être réjouissantes : les Allemands
en avaient repris le contrôle pratiquement dès le début, laissant à peine le
temps aux jeunes partisans de gagner le centre-ville au début du soulèvement, et
il était donc hors de question de s’aventurer dehors. Il fallait attendre que
des détachements venus du centre puissent se porter à notre rescousse.
« Mais je trouverai bien un moyen de passer entre les
mailles ! ai-je voulu protester.
Elle m’a jeté un regard de pitié.
— Écoutez, voilà un an et demi que vous vivez entre
quatre murs ! Vous n’aurez pas fait la moitié du chemin que vos jambes
vont vous trahir. Elle a secoué la tête d’un air navré, m’a pris la main en
ajoutant doucement : Non, vous feriez mieux de rester ici. Nous finirons
bien par nous en sortir… »
Oui, elle gardait le moral, malgré tout. En silence, elle m’a
entraîné à la fenêtre de la cage d’escalier, qui offrait une vue plus dégagée
que celle du studio. Jusqu’à la station hydraulique, l’ensemble des villas de
la résidence Staszic était en flammes. De là où nous étions, nous entendions
les poutres enflammées se briser, les plafonds s’effondrer, des gens crier, encore
des rafales de mitrailleuse… Ici, la fumée couvrait le ciel d’un dais brunâtre,
funèbre, mais quand le vent le déplaçait un peu on apercevait des drapeaux
rouge et blanc flotter sur l’horizon.
Les jours ont passé sans qu’aucune aide ne nous parvienne du
centre de Varsovie. J’étais habitué depuis si longtemps à vivre coupé du reste
de l’humanité, mon existence connue uniquement par une poignée d’amis, que je
ne me résolvais pas à quitter ma tanière, à me présenter devant les autres
habitants et à me faire accepter dans leur communauté d’assiégés. Être au
courant de ma présence secrète ici ne pouvait que les accabler encore plus car
si les Allemands découvraient qu’en plus de tout le reste ils avaient abrité un
Juif parmi eux leur punition serait deux fois plus brutale. Et donc je me suis
résigné au seul contact que je gardais avec le monde et qui consistait à
écouter les conversations de couloir caché derrière ma porte, l’oreille collée
au battant. Les informations que je recueillais ainsi n’avaient rien d’encourageant :
des combats acharnés faisaient rage dans le centre, mais les résistants ne
recevaient pas de soutien de l’extérieur de la capitale, et dans notre secteur
les nazis intensifiaient les représailles. Rue Langiewicz, les miliciens
ukrainiens avaient laissé les occupants d’un immeuble incendié brûler jusqu’au
dernier, tout en mitraillant ceux des bâtiments voisins. C’était non loin de là
que le grand acteur Mariusz Mszynski avait été tué.
La voisine d’en dessous a cessé de me rendre visite, peut-être
parce que quelque tragédie affectant ses proches lui avait fait oublier mon
existence. Mon stock de vivres était au plus bas, à nouveau, se limitant
désormais à quelques biscottes en tout et pour tout.
Le 11 août, j’ai senti l’anxiété collective monter d’un cran
dans l’immeuble. J’avais beau écouter à ma porte, je n’arrivais pas cependant à
en comprendre la raison. Tous mes proches voisins étaient descendus dans les
étages inférieurs, d’où me parvenait seulement un concert de voix animées qui s’est
soudain mué en chuchotements indistincts. De ma fenêtre, je voyais de petits
groupes quitter subrepticement les immeubles alentour et se glisser de temps à
autre dans le nôtre. Plus tard, ils sont repartis de la même manière. Vers le
soir, j’ai été surpris d’entendre les locataires d’en bas monter les escaliers
en courant. Certains se sont arrêtés sur mon palier. À ce qu’ils murmuraient d’un
ton épouvanté, j’ai compris que des Ukrainiens avaient pénétré dans notre bâtiment.
Cette fois, pourtant, ils n’étaient pas là pour nous assassiner mais pour
piller les caves. Après avoir passé un moment à
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