Le piège de Dante
secrétaires de bois lustrés, d’armoires aux portes losangées et autres curiosités mobilières. Cette atmosphère riche et feutrée sentait bon le bois et la cire. Pietro exposa en quelques mots au cartomancien la raison de sa venue, tandis que Landretto déambulait au milieu des commodes, s’amusant à dénicher et ouvrir les petits tiroirs secrets qu’elles dissimulaient. A l’écoute de Viravolta, Fregolo fronça les sourcils et prit un air grave. Puis il invita les deux hommes à le suivre, tendant la main vers son arrière-boutique. Ils franchirent deux tentures et Fregolo leur proposa un fauteuil. Pietro et son valet se trouvaient à présent dans une pièce qui n’avait rien à voir avec la précédente. De nouveaux rideaux bleus et noirs, parsemés d’étoiles, couvraient chacun des murs. On y voyait à peine. Une table ronde, recouverte d’un dais pourpre, exposait à la vue quelques traités ésotériques du meilleur effet, ainsi qu’une boule de cristal et un pendule, artistiquement déposé dans un étui de cuir ouvert aux regards. Pietro sourit et croisa les jambes tandis que Fregolo demandait aux nouveaux venus quelques instants de patience. Il disparut une minute ou deux derrière l’un des rideaux. Lorsqu’il revint, il était transformé. Il avait quitté son tabarro et son pantalon bruns pour une robe, étoilée elle aussi, aux manches amples et dignes, qui évoquait un caftan oriental ; une calotte sur la tête. Fregolo avait une barbe grise coupée en pointe, des sourcils fournis, un visage parcheminé. Une sorte de Doge, de sorcier des astres. Voilà qui pose le personnage , songea Pietro. Il savait à quel point l’éclat de l’apparat pouvait impressionner les esprits faibles.
— Montrez-moi cette lame.
Pietro la lui tendit et le cartomancien l’examina avec attention.
— Le Diable... Cette carte a été peinte il y a peu. C'est la première fois que j’en vois une de cette nature. Je ne suis pas sûr qu’elle fasse partie d’un jeu complet... Mais après ce que vous m’avez dit, cela ne m’étonne guère. Elle a peut-être été faite à votre intention, en effet. Le mythe du Diable est à peu près semblable à celui du Dragon, du serpent. Il est, d’habitude, le quinzième arcane majeur du tarot... Il se situe entre la Tempérance et la Maison-Dieu... Il symbolise l’union des quatre éléments pour l’assouvissement des passions, quel qu’en soit le prix. En astrologie, il correspond à la III e maison horoscopique... Il est un peu l’envers, non de Dieu, mais de l’Impératrice, qui signifie le pouvoir et l’intelligence souveraine – ou la Vénus ouranienne des Grecs.
— Vénus pour Venise..., dit Pietro à son valet.
— En général, il incarne le chaos, le singe de Dieu, les Forces du Mal... Celles-là mêmes que vous avez notées, avec cette allusion aux Neuf Légions... Mais la version traditionnelle est différente. Ici, il est à demi nu, comme souvent; mais il repose d’ordinaire sur une boule enfoncée dans un socle composé de six strates différentes. Il est hermaphrodite, avec des ailes de chauve-souris bleues, une ceinture rouge en croissant sous le nombril, des pattes griffues. Sa main droite est levée et l’autre dirige vers le sol une épée sans garde ni manche. Il porte une coiffe jaune, faite de croissants lunaires et de bois de cerf à cinq cors. Deux diablotins l’encadrent, l’un mâle, l’autre femelle, à queue et à cornes, ou bien couronnés de flammes. Le pendu que vous avez sur votre carte – ou plutôt, la pendue, avec ses rochers – et le spectre en bas à gauche, qui roule d’autres rochers, sont de pures inventions faites pour l’occasion... Mais l’allusion est évidente. Les rochers sont l’image du péché qui entraîne votre pendue... et que le spectre roule devant lui pour s’en débarrasser, tel Sisyphe, ou pour le montrer à la face du monde.
— Avez-vous une idée d’où pourrait venir cette lame ?
— Pas la moindre, répondit Fregolo.
Pietro se pencha vers le cartomancien.
— Avez-vous entendu parler des Oiseaux de feu ?
Ce sésame fonctionnerait-il avec Fregolo ? Celui-ci parut certes plus préoccupé encore ; mais il n’était pas traversé par un vent de panique, comme l’avaient été le prêtre Caffelli et le sénateur Campioni. Il se recula, se renfonça dans son siège, puis fixa intensément Pietro.
— Disons que... j’ai pour habitude d’être au courant de diverses...
Weitere Kostenlose Bücher