Le piège de Dante
interventions occultes.
— On dit que le Diable est à Venise, Messer Fregolo...
— C'est une croyance qu’il faut prendre très au sérieux.
— L'affaire est... politique, je le crains. Et il semblerait que certains de nos sénateurs y soient mêlés...
— La politique, dit Fregolo, est un terrain de jeux privilégié pour l’affrontement entre le Bien et le Mal. Si l’on vous dit que les ténèbres sont arrivées, cela ne dépend pas seulement de l’homme, mais de l’inspiration qui se cache derrière. Cette inspiration – Lucifer lui-même – n’est pas seulement un mythe, mais une réalité. Ne refusez pas de l’accepter : vous seriez toujours perdants. Il faut vous préparer à l’impensable.
— Certainement, mon ami. Certainement... Mais que savez-vous des Oiseaux de feu ?
— Il s’agit d’une sorte de... secte, n’est-ce pas? Certains de mes habitués m’en ont parlé, à mots couverts. L'un d'eux, je pense, en fait partie. Il m’a proposé, à demi-mot, de les rejoindre. Mais je ne donne pas dans la cabale, ni dans la magie noire... Refuser de jouer le jeu des forces de l’ombre peut conduire votre corps à la mort, mais l’accepter est perdre bien plus. C'est perdre son âme, mon ami.
Pietro se passa la langue sur les lèvres ; il ne savait que trop ce que l’astrologue voulait dire.
— Cet habitué dont vous me parlez, celui qui a cherché à vous faire signer le pacte... Qui est-il ?
Fregolo hésita, une main suspendue auprès de son front, qu’il caressait doucement.
Ah non! pensa Pietro. Cette fois, tu vas me le dire ! Je ne partirai pas avant de savoir, dussé-je te torturer et te faire manger un par un tous tes jeux de cartes!
Fregolo finit par se rapprocher de Viravolta. Il dit alors, à voix basse :
— C'est en effet, comme vous sembliez le suggérer, un sénateur de Venise...
— Aaah ? dit Pietro, plissant les yeux, le cou soudain tendu en avant.
— Oui. Il a pour nom... Giovanni Campioni.
Pietro, stupéfait, se tourna vers son valet.
Landretto fit la grimace.
C'est donc l’autre.
CINQUIÈME CERCLE
CHANT XIII
Cartomancie et Panoptique
— C'est faux! Il s’agit là d’un abominable mensonge! D’un complot! D’une tentative supplémentaire pour me déstabiliser !
Le sénateur Campioni, assis en face de Pietro, d’Emilio Vindicati et du Conseil des Dix au grand complet, dans l’une des salles secrètes des Plombs de Venise, n’en finissait plus de pousser des récriminations outragées. Le chef de la Quarantia Criminale se trouvait là également. On devinait l’énergie qu’il devait déployer pour faire face à ce nouveau coup qui lui était porté. On était samedi, le Sénat devait siéger le jour même. Son Excellence avait revêtu sa robe d’hermine et sa beretta . Il avait le visage défait; on lui avait appris les circonstances de la mort de Luciana Saliestri et il semblait avoir vieilli de dix ans. Le front blême, les cheveux blancs, il avait un regard égaré et fiévreux. De temps en temps, il s’interrompait, au bord de sangloter. Pourtant, il était devenu un coupable tout désigné. La question restait entière de savoir si l’on pouvait faire confiance à Fregolo ; mais les Dix et la Quarantia ne pouvaient rien négliger. Ils se tenaient les uns à côté des autres, devant des tables disposées en arc de cercle. Un véritable tribunal. Ernesto Castiglione, Samuele Sidoni, Niccolo Canova et d’autres, doctes artisans de la police secrète vénitienne, vêtus eux aussi de couleur sombre, la mine austère, semblaient prêts à fondre sur le pauvre sénateur, qu’ils dépèceraient sans pitié à la moindre erreur de sa part. Campioni jouait-il, avec tant de talent – ou était-il sincère, comme Pietro le pensait encore ? A ce stade, ce dernier n’était plus sûr de rien. Mais la chose était du plus haut comique. Pietro savait qu’en ce moment même, dans une salle voisine, Ottavio devait également être interrogé par Emilio Vindicati. Duel croisé de sénateurs. Pietro enrageait : il aurait donné cher pour se trouver dans l’autre salle, en face de l’époux d’Anna Santamaria. Il était persuadé qu’Octavio avait volé à Luciana la broche retrouvée au théâtre San Luca, et que la jeune femme avait été assassinée pour cette raison. Il aurait voulu mener l’interrogatoire à sa façon – sans toutes les précautions qu’Emilio ne manquerait pas de prendre au nom d’une « étiquette » qui n’avait
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