Le piège de Dante
remettre ceci. Et les frégates nous ont rejoints.
Le capitaine prit la lettre que lui tendait le matelot, la décacheta et la lut rapidement. Un sourire se peignit sur son visage. Il regarda son homme, pinça les lèvres, puis dit :
— Bien. Inutile de les faire attendre. Je vous retrouve sur le pont.
Quelques instants plus tard, il déboucha en effet à l’endroit dit. Le bois humide grinça sous ses pieds ; quelques mousses frottaient et lavaient les planches, autour de lui, sous un soleil de plomb. Le capitaine, une lunette en main, goûta un moment le vent du large. Il leva les yeux vers le ciel limpide et mit un temps pour s’habituer à cette soudaine lumière. Il emplit ses poumons de cette fraîcheur salée, qui eut sur lui l’effet d’une bénédiction. Il se sentait tout ragaillardi. Au-dessus de lui, des marins étaient suspendus aux gréements, sur la mâture et le haubanage, comme des oiseaux dans leur volière. Le capitaine contempla le rivage de cette crique perdue, dans l’île de Corfou, où les bateaux s’étaient abrités. Puis il se dirigea vers la délégation de la Sainte-Marie . Il passa subrepticement la main sur son plastron, caressant au passage les quelques décorations qu’il n’avait pas manqué d’y afficher. De l’autre main, il serrait le pommeau du sabre qui pendait à son côté. Bientôt, il se retrouva devant les trois soldats de la Sainte-Marie .
On commença les palabres.
Discussions et pourparlers durèrent près d’une demi-heure ; après quoi, la délégation redescendit dans sa barque, et repartit en direction de sa propre galère. Le capitaine les regarda s’éloigner, avant de rassembler son équipage pour donner ses dernières consignes et ses mots d’encouragement. Au matelot qui se trouvait à ses côtés, il dit :
— La jonction avec les bâtiments de von Maarken aura lieu au large de Palagruza.
Puis il prit une inspiration satisfaite.
— Allons ! dit-il.
Il leva les yeux vers le mât principal.
— Hissez les voiles ! Nous partons.
On se jeta vers la hune et les cordages, on prit place aux rames et au gouvernail; les voiles, immenses, se dressèrent lentement; les mousses abandonnèrent leurs seaux d’eau pour larguer les amarres ; on entendit le clapotis des flots, le bruit des rames qui commençaient de s’entrechoquer pour trouver leur rythme et la bonne cadence. Non loin, la Sainte-Marie appareillait elle aussi. Il y eut des cris, des rires, des exclamations, des chants trop longtemps contenus. Le vaisseau tout entier s’ébranla, les voiles se gonflèrent de vent, la poupe à effigie de sirène échevelée fendit l'écume ; de la proue à l’artimon, on vérifiait les boulets et les pièces de canons. Dans la cabine du capitaine, sextant et compas s’agitaient sur les cartes déployées.
Majestueuses, fièrement dressées dans le soleil, la Sainte-Marie et le Joyau de Corfou , encadrées des deux frégates, oiseaux blancs profilés sur la mer d’huile, quittèrent les rivages de la crique. Quelque temps plus tard, à Palagruza, en pleine Adriatique, deux autres galères et quatre frégates supplémentaires les rejoignirent.
Et l’armada croisa en direction de la Sérénissime.
Après quelques heures d’un sommeil lourd et agité de cauchemars, Pietro s’apprêta de nouveau et partit avec son valet retrouver Messer Pietro Fregolo, qui officiait rue Vallaressa, à deux pas de la place Saint-Marc. Fregolo était de ces astrologues que consultaient parfois les grands du monde, supercherie dont Pietro avait usé lui-même avec un certain talent lorsque le sénateur Ottavio, dans un passé qui lui semblait toujours plus reculé, l’avait pris sous sa protection. Mais ce genre de « profession » était étroitement surveillé par l’Etat; Fregolo exerçait dans une arrière-boutique, tandis que le fronton du bâtiment qu’il occupait rue Vallaressa affichait une devanture beaucoup plus respectable. Son activité principale demeurait la vente de meubles de choix et, davantage qu’une « couverture » qui ne trompait personne, cela lui permettait de relativiser l’importance de son second métier, dont il parlait aux sceptiques avec amusement, tout en le prenant extrêmement au sérieux lorsque les demandes de consultation l’étaient aussi. Après un regard sur la fameuse enseigne, verte avec des lettres d’or, Pietro pénétra dans la boutique. Comme il l’espérait, il trouva Fregolo derrière son bureau, au milieu de
Weitere Kostenlose Bücher