Le piège de Dante
conquis était célébré par une salve d’applaudissements. Pietro ne quittait plus le Minotaure des yeux ; ce n’était pas un hasard si son attention avait été immédiatement attirée par le curieux accoutrement du monstre qu’il prenait en chasse. Et sans doute n’était-ce pas un hasard si le Minotaure était venu se découvrir à lui.
... Sur le bord de la roche effondrée
L'infamie de Crète était vautrée,
Celle qui fut conçue dans la fausse vache...
Tel le taureau qui rompt ses liens
Quand il a déjà reçu le coup mortel,
Et ne sait plus marcher, mais sautille çà et là,
Ainsi je vis sauter le Minotaure...
Pietro jura tandis qu’il fendait la foule, craignant à chaque instant que le Minotaure ne disparaisse de sa vue. Il le vit s’évanouir de l’autre côté de la place. Pietro hésita une seconde puis, plutôt que de faire le tour du périmètre par l’extérieur des lignes de la population assemblée, se jeta en plein coeur de la piazzale . Ce faisant, au milieu d’une clameur nouvelle, il bouscula sans le vouloir l’un des Niccolotti, véritable pilier de soutènement de l’une des deux pyramides concurrentes, qui attaquait son quatrième étage. Le bonhomme poussa un cri, pesta en essayant de conserver son équilibre. Il vacilla une seconde, puis deux... La pyramide tout entière s’ébranla. Tout en haut, un jeune garçon qui venait de se redresser fléchit de nouveau sur ses jambes. Il se sentit tanguer vers la droite. Essayant désespérément de se rétablir, il fit des moulinets avec les bras. Il parvint à attraper son voisin, menaçant de l’entraîner dans son inévitable bascule... Alors, l’échafaudage tout entier tangua un moment, de droite, de gauche, dans un mouvement de balancier scandé par la population incrédule... Puis la pyramide s’effondra, d’un coup, comme un château de cartes. Le foule rageuse et apeurée referma l’anneau de ses bras autour des hommes qui tombaient les uns sur les autres, se ruant en avant d’un même élan, sorte de pulsation crispée qui s’avançait et se retirait comme la houle, au milieu de ces dizaines de têtes et de membres pointant vers le ciel. Mais la fatale erreur de Pietro n’avait pas échappé à tout le monde : quelques-uns des badauds tentèrent de lui barrer le passage. L'Orchidée Noire rugit, se débattit comme un forcené. Son poing vola à la face d’un gaillard qui se proposait de le ceinturer. Pietro parvint à se dégager d’un coup et, profitant du désordre et de la stupéfaction, s’arracha à ces étreintes pour se jeter en direction de la place Saint-Marc, toute proche.
A peine y était-il parvenu qu’il fut arrêté par une fillette au regard clair et à la peau hâlée.
— Bonjour ! Nous sommes les petites écolières de la Sainte-Trinité !
Ah non, ce n’est pas le moment!
Elle tendait une petite boîte en carton percée d’une fente, dont elle faisait tinter le contenu sous le nez de Pietro. Une volée de petites filles s’égaillaient ici et là pour recueillir les dons des bons paroissiens; déjà vêtues comme des nonnes, ou en chemisette blanche et jupette bleue, un noeud dans les cheveux.
— Messer ! Pour les petites écolières de la...
Pietro venait de jeter distraitement une pièce dans la boîte et de s’enfuir en bousculant la fillette, cherchant à retrouver le Minotaure.
La situation sur la place était plus mouvementée encore. Le Doge s’était présenté au peuple du haut de la tribune de la basilique San Marco pour ouvrir officiellement les festivités de la Sensa . Les confréries de métiers défilaient, toutes bannières dehors, avec leurs saints, statues et reliquaires. L'une de ces parades surpassait en beauté toutes les autres : celle de la Guilde des verriers de Murano. Alors qu’il cherchait encore la trace du Minotaure, Pietro aperçut le jeune Tazzio, fils du défunt Federico Spadetti. Cette vision, bien que fugitive, lui fut éblouissante. Tazzio était debout sur un char décoré de multiples banderoles; assise à ses côtés, une jeune femme aux joues empourprées, au sourire radieux, étincelait dans sa robe de cristal. Cette femme brillant de mille feux semblait une apparition échappée d’un autre monde. Sans doute Viravolta n’était-il pas le seul à le penser, car autour de lui s’élevèrent aussitôt des murmures d’admiration, et de nouveaux applaudissements. Sur le char, cette nymphe enjôleuse, son céleste front couronné
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