Le piège de Dante
rassemblements suspects et fouiller les habitants susceptibles de dissimuler des armes sous leur costume. Parmi la foule, inconsciente de ce qui se tramait, les autorités étaient pour le moins tendues. Soucieuses de ne pas ternir les festivités, elles étaient contraintes au jeu redoutable de la dissimulation ; les agents de la République s’efforçaient de rester aimables, feignaient de sourire avant de retrouver un visage sombre, répondaient aux exclamations par d’autres exclamations affectées. Les offices économiques et judiciaires étaient verrouillés. A l’intérieur même du palais, on avait pris garde à ne délaisser aucun des accès, et la cour était truffée de gens en armes. Pietro s’arrêta un instant à deux pas du Rialto. Autour du pont, des soldats costumés faisaient mine de jouer aux cartes, de converser entre eux, de guetter les passantes, ou de mendier sous leurs guenilles de circonstance. Des signes de reconnaissance avaient été établis, de manière à éviter les multiples confusions possibles entre soldats déguisés, officiers en civil, troupes en patrouille et lieutenants secrets du même parti. Pietro s’approcha d’abord d’une jeune femme immobile sous une arcade. Depuis quelques heures, elle observait tranquillement les allées et venues, une dague cachée sous sa cape noire. Pietro échangea quelques mots avec elle – « Rien à signaler pour le moment, chevalier ! », dit-elle en faisant claquer son éventail au coin de sa bouche. Puis, quelques minutes plus tard, ce fut une autre. Elle portait un loup et une mouche au coin des lèvres, exhibait ses seins en jouant de l’éventail. Sa chevelure sophistiquée tombait en boucles, de part et d’autre de son joli minois. Dans les couloirs du palais, on l’appelait la Dame de Coeur.
Et elle venait de signaler la présence du Minotaure.
A peine s’était-elle inquiétée de son comportement étrange qu’il avait échappé à sa vue.
Il faut le retrouver.
Un peu plus loin, un homme vêtu d’un grand manteau sombre, bandeau sur l’oeil, s’était glissé parmi les parieurs de l’un de ces jeux de rue qui envahissaient la ville. Le Loto dit della venturina consistait à piocher au hasard, dans un sac, des jetons marqués d’un numéro ou d’une figure – la Mort, le Diable, le Soleil, la Lune, le Monde – dans l’espoir de gagner quelque savoureux beignet. Pietro se planta à côté du borgne et observa le jeu avec lui quelques secondes, en silence. Des mains avides plongeaient dans le sac, et l’on poussait des cris de joie ou de déception à la découverte de la pioche.
— Jouerez-vous, Messer ? demanda une voix.
Pietro donna une pièce machinalement, tout en murmurant quelques mots à son voisin. Il chercha à son tour dans le sac et, tandis qu’il en sortait un jeton, il s’aperçut que l’homme au bandeau désignait du doigt un coin de la place.
Il repéra alors le Minotaure.
Il se tenait là, debout à quelques mètres, figé dans une posture hiératique, et semblait le narguer derrière son masque. Pietro fronça les sourcils. « Alors ? Alors? », demandait-on autour de lui. Les voix lui parvenaient, lointaines. Il ouvrit la main, sans regarder son jeton. « La Mort! La Mort! Pas de beignet, Messer... » Pietro ne prêta pas davantage attention au jeu. Il se contenta de continuer à observer le Minotaure. Celui-ci n’avait pas bougé. Puis, lentement, il inclina la tête. A l’angle des Mercerie déboucha une compagnie de soldats. Le Minotaure se tourna brusquement dans cette direction, avant de pivoter et de partir dans l’autre sens.
Pietro, intrigué, décida de lui emboîter le pas.
Une rue, puis une autre; le Minotaure semblait maintenant se diriger vers la place Saint-Marc. A un moment, il se retourna et parut voir Pietro. Il pressa le pas. Pietro fit de même. Ils ne tardèrent pas à déboucher sur la piazzale dei Leoni , derrière le palais; ce fut pour tomber dans une nouvelle cacophonie. Ici, en effet, s’exhibaient les Forces d’Hercule : des pyramides humaines, exécutées par les groupements de sextiers, les Castellani pour les paroisses de citra , autour de Castello, les Niccolotti pour celles de ultra , vers San Niccolo dans Dorsoduro; en bérets et ceintures rouges pour les premiers, noirs pour les seconds, les acrobates d’un jour s’étaient rassemblés ici pour rivaliser d’audace aux yeux du monde. Ils se juchaient les uns sur les autres, et chaque étage
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