Le piège de Dante
le vulgaire pouvait s’imaginer roi du monde, où la noblesse jouait à la canaille, où l’univers, soudain, était sens dessus dessous, où s’inversaient et s’échangeaient les conditions, où l’on marchait sur la tête, où toutes les licences, tous les excès étaient permis. Les gondoliers, en grande livrée, promenaient leurs nobles par les canaux. La ville s’était parée d’innombrables arcs de triomphe... Sur la Piazetta , une machine de bois en forme de gâteau crémeux alléchait les gourmands; des attroupements se formaient autour des danseurs de corde, des scènes de comédie improvisées, des théâtres de marionnettes. Montés sur des tabourets, l’index levé vers d’absentes étoiles, des astronomes de bazar péroraient sur la proche Apocalypse. On s’exclamait, on s’esclaffait, on s’étouffait de rire en renversant sa glace ou sa pâtisserie sur les pavés, on goûtait la joie et la douceur de vivre.
Alors, celle que l’on surnommait la Dame de Coeur sortit de l’ombre. Postée jusque-là sous les arcades, elle avança de quelques pas en ouvrant son éventail. Ses longs cils se plissèrent derrière son masque. Les lèvres rouges de sa bouche s’arrondirent. Elle laissa tomber son mouchoir à ses pieds tout en ajustant le pli de sa robe. Elle se baissa pour le ramasser et envoya un regard à un autre agent, posté plus loin, à l’angle de la Piazetta , pour vérifier qu’il avait compris.
Et ce geste voulait dire : il est là.
En effet il était là, au milieu de la cohue.
Celui dont la mission suprême consistait à abattre le Doge de Venise.
Deux cornes de faux ivoire de part et d’autre du crâne. Un faciès de taureau, pourvu d’un mufle aux replis agressifs. Des yeux sournois brillant derrière la lourdeur du masque. Une armure, véritable celle-là, faite de mailles et de plaques d’argent, suffisamment légère pour qu’il puisse se déplacer avec toute la rapidité requise. Une cape rouge sang, qui cachait, dans son dos, les deux pistolets croisés dont il aurait besoin pour accomplir son office. Des genouillères de métal par-dessus des bottes de cuir. Un géant, une imposante créature dont on croyait entendre le souffle brûlant jailli des naseaux.
Le Minotaure.
Prêt à dévorer les enfants de Venise, dans le labyrinthe de la ville en pleine effervescence, il s’apprêtait à changer le cours de l’Histoire.
Le Carnaval avait commencé.
CHANT XXI
La Sensa
L'Orchidée Noire se tenait non loin du Fondaco dei Tedeschi , entre la place Saint-Marc et le Rialto. A proximité des marchés, les entrepôts du Fondaco occupaient sur le Grand canal une position stratégique. Comme beaucoup de bâtiments vénitiens, il avait subi les assauts du temps – un incendie en 1508 avait nécessité de le reconstruire entièrement. Pietro se trouvait dans la cour intérieure, au bout de l’une des trois galeries d’arcades, sous le plafond à claire-voie. Il était en grande discussion avec un homme masqué et emmitouflé de noir, devant la porte qui donnait sur le canal. Les agents du palais et de la Quarantia ainsi que de nombreuses forces militaires patrouillaient dans la ville, aussi discrètement que possible. Pietro, lui, avait décidé de se déplacer à visage découvert, espérant servir d’appât à son tour et provoquer une erreur de mouvement de la part de l’ennemi. On avait renforcé les positions de l’Arsenal, du Rialto, du palais des Doges, et ici du Fondaco. Il y avait là une cinquantaine d’hommes de réserve ainsi que des armes, des barils et des provisions, et l’on avait disséminé de ces places fortes en miniature un peu partout dans les sextiers de Venise. Assurément, la population ignorait qu’elle était assise sur un tas de poudre : la situation était délicate, pour ne pas dire explosive. Après avoir échangé encore quelques mots avec son comparse, Pietro ajusta son chapeau ainsi que la fleur de sa boutonnière et, rejetant son manteau derrière l’épaule, sortit en direction du campo San Bartolomeo.
L'animation et le bruit de la ville le saisirent aussitôt.
Les dernières discussions avec Ricardo Pavi avaient été mouvementées, la nuit épouvantable. Pietro avait dormi une heure à peine. Mais plus que jamais, il fallait être vigilant. L'Orchidée Noire commença d’arpenter les rues, guettant le moindre mouvement. Ils étaient deux mille à parcourir ainsi la Sérénissime, pour encadrer ou disperser les
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