Le piège de Dante
hallebardiers, dans l’angle de la salle, revint le petit page métis au turban bleu, portant avec lui un coussin de velours. Loredan se leva, et se posta devant le petit groupe, sans se départir de son sourire. Le page vint se placer à son côté. Francesco lui fit un clin d’oeil. Il lui confia un instant la bacheta , son sceptre. La chose était assez comique : ayant lui-même besoin de ses deux mains pour tenir le coussin, le page dut glisser le sceptre sous l’épaule, le pommeau étincelant dépassant au-dessus de sa tête. Il ne put retenir un rire. Puis Loredan se tourna vers le chef de l’Arsenal. La première médaille fut pour lui, et s’ajouta à ses autres décorations. Il lui prit les mains et lui dit quelques mots. La Dame de Coeur et Anna Santamaria s’agenouillèrent en même temps... et dans la salle, l’on frémit à voir ces deux beautés s’incliner devant le Prince Sérénissime. Le Doge les releva. A l’une et à l’autre, il donna une broche sertie de pierres précieuses, qui figurait le lion ailé de Venise.
Enfin, il se planta devant Viravolta.
— Je me suis dit qu’une médaille ne suffirait pas, lui confia le Doge.
Alors, il chercha quelque chose sous son manteau rouge. Il en sortit une fleur.
Une orchidée noire, que Pietro prit dans un sourire.
— Vous voilà de nouveau parmi nous, souffla Loredan. Puis il écarta les bras, les invitant tous à se retourner vers l’assemblée.
— Voici Venise ! dit-il.
Il reprit son sceptre auprès du page. D’une main ferme. Pietro, Anna, la Dame de Coeur et le chef de l'Arsenal se retournèrent.
Un tonnerre d’applaudissements crépita d’un bout à l’autre de la salle, et le Paradis du Tintoret sembla descendre sur terre, tandis que quatre mille mains, relayées par des cris de joie et des bravos, frappaient à tout rompre sous les dorures du plafond.
Autour de l’Orchidée Noire se tenait Anna, qui avait passé son bras sous le sien, Landretto, la Dame de Coeur et quelques-uns de ses admirateurs.
— Eh bien, Messer , dit la Dame de Coeur, en considérant Viravolta d’un air intéressé. Que ferez-vous, maintenant qu’il n’y a plus d’oiseaux à chasser?... Continuerez-vous au service de la République ? Ou partirez-vous vers de nouveaux horizons, à présent que votre chère liberté vous a été rendue?
— Eh bien, c’est que...
— Sachez une chose en tout cas, mon ami, dit-elle sans attendre la réponse. Si jamais vous cherchez un guide vers de nouveaux rivages, je me tiendrai volontiers à votre disposition.
Le sourire d’Anna Santamaria disparut. Elle se hissa sur la pointe des pieds et dit à l’oreille de Pietro :
— Si tu la regardes encore, je te tue.
Viravolta retint un rire tandis qu’Anna, pincée, adressait à la Dame de Coeur un sourire forcé. Celle-ci rit à son tour, non sans insolence. Mais voyant que sa cause était sans espoir, elle se prit à considérer le garçon qui accompagnait l’Orchidée Noire.
— Et vous, jeune homme ?
— M... Moi ? demanda Landretto, surpris.
— Eh bien oui, vous ! dit-elle en faisant claquer son éventail. La chasse... Ça vous intéresse?
Landretto sourit de toutes ses dents en ôtant son galurin. Il tenta de retrouver son assurance.
— C'est que...
Viravolta rit encore.
— Chère Dame de Coeur, vous avez trouvé plus qu’un valet : Landretto est un roi en plus d’un domaine, et sans lui, nous ne serions pas là, tous autant que nous sommes. N’est-ce pas, mon cher am...
Pietro s’interrompit lorsqu’il vit Ricardo Pavi pénétrer dans la salle. Ce fut sans doute sa mine sombre qui, parmi tous ces airs réjouis, attira son attention. Tout de noir vêtu, le chef de la Criminale – que l’on pressentait désormais pour succéder à Emilio Vindicati à la tête des Dix – se fraya lentement un chemin parmi les hôtes du palais en direction de l’Orchidée Noire. Arrivé à sa hauteur, il s’arrêta devant Pietro et l’entraîna plus loin, en posant une main sur son épaule. Pietro s’excusa un instant auprès d’Anna Santamaria et de l’aréopage qui les entourait.
Pavi lui parla alors sur un ton de confidence.
— Je reviens des Plombs, mon ami, dit-il. Je craignais de ne jamais parvenir à mes fins... Mais ce matin, l’un des Stryges que nous avions enfermés aux Puits s’est décidé à parler, après quatre heures passées sous la torture... Il a cédé. Il était sans doute l’un des rares à savoir, je le sentais...
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