Le piège de Dante
ressuscité?... Cela était fort possible, si Pietro s’en référait à ses propres réflexions. Ce qui l’intriguait à présent était la correspondance évidente entre cette éventualité – ou cette certitude – et la mise en scène symbolique de l’assassinat. Voilà qui méritait d’être creusé. Un homme hanté par le péché, crucifié sur les planches de sa propre duplicité, au milieu des costumes des différents personnages qu’il avait coutume d’incarner, les globes oculaires arrachés... Avait-il vu quelque chose qui l’avait rendu dangereux? Le lien avec sa propre foi était-il réel – ou n’était-ce de la part de Pietro qu’une vue de l’esprit ?
Son visage s’éclaira soudain.
— Savez-vous qui officie à San Giorgio Maggiore ?
Ce fut cette fois Vendramin qui répondit.
— Il s’agit du père Cosimo Caffelli.
Caffelli. Tiens...
— Oui, je le connais, dit Pietro.
— C'était aussi le confesseur de Marcello, ajouta Goldoni.
— Son confesseur, dites-vous ? Intéressant...
Pietro s’arrêta et passa les doigts sur ses lèvres, pensif. Il avait en effet croisé Caffelli par le passé; et celui-ci ne pouvait que se souvenir de l’Orchidée Noire. Il avait notamment aidé le sénateur Ottavio à convaincre les inquisiteurs d’inculper Pietro d’athéisme, de cabale et de moralité douteuse, afin qu’il fût arraché à la proximité d’Anna Santamaria et jeté en prison. Caffelli avait joué un rôle non négligeable dans l’arrestation de Viravolta.
Voilà qui promet d’être intéressant...
Pietro retrouva le sourire.
— Je vous remercie.
Brozzi l’interpellait ; Pietro se tourna dans sa direction. Le médecin de la Quarantia Criminale était resté sur la scène. Il écarta ses amples manches noires, qu’il commença de retrousser.
— Il va falloir m’aider à le décrocher, à présent.
Le cadavre de Marcello Torretone était allongé dans l’une des salles basses de la Quarantia Criminale . Point de dorures ici ni de lambris, mais des murs de pierre nus et dépouillés, un froid glacial qui s’engouffrait par le soupirail donnant sur la ruelle. Pietro avait subitement l’impression de se retrouver dans sa cellule. Au centre de la pièce, Brozzi s’activait. Non sans répugnance, Pietro l’avait aidé à installer ici le corps aux membres roides, étendu sur la table d’examen. Brozzi pouvait maintenant procéder à une analyse plus approfondie. Nul besoin de disséquer le cadavre; en revanche, rien ne devait lui échapper quant à la nature exacte des plaies et des circonstances du drame. Après avoir longuement marmonné dans sa barbe, Brozzi, remettant ses besicles, examinait la racine des cheveux, les orbites, les dents, la langue et la bouche, les blessures aux pieds, aux mains et au flanc, l’inscription sur le torse. Il marchait d’un bout à l’autre du corps, s’attardant ici sur les ongles, là sur l’intérieur des cuisses. Il avait répandu un peu de parfum dans l’atmosphère, mais cela ne suffisait pas à dissiper l’odeur terrible qui avait envahi la pièce. Non loin, sa sacoche était de nouveau ouverte; il avait disposé ses instruments sur une petite table recouverte d’un drap blanc : couteaux chirurgicaux et bistouris, ciseaux, lentille grossissante, pinceaux, éther et alcool, instruments de mesure et poudres chimiques dont Pietro ignorait jusqu’à l’existence. Tout près se trouvait une petite bassine où Brozzi plongeait de temps en temps ses ustensiles, qui tintaient dans des bruits clairs. Pietro avait déjà vu de nombreux cadavres dans sa vie et ses récents souvenirs de prison n’étaient pas des plus réjouissants; pourtant, alors qu’il se tenait ainsi au milieu de la nuit dans cette salle glaciale qu’éclairaient à peine deux lanternes, il ne pouvait s’empêcher de frissonner. La contemplation de cet être décharné, dépouille traversée de veines bleuâtres, à laquelle on avait arraché jusqu’au regard, pénétrait l’âme de la manière la plus sinistre. Et voir ainsi Brozzi traiter la victime comme un vulgaire quartier de viande était particulièrement écoeurant. Dire que j’avais songé à rejoindre ce soir les jardins de quelque princesse abandonnée , songea Pietro. Il avait voulu se préparer à la glorification nocturne du corps, se perdre dans les seins, les cuisses, la croupe d’une femme, pour oublier Anna Santamaria et ses mois de prison ; au lieu de cela, c’était devant
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