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Le piège de Dante

Le piège de Dante

Titel: Le piège de Dante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnaud Delalande
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se baissa vers la porte de droite. Elle était en effet pourvue d’une serrure, une banale serrure de fer aux contours grossièrement ouvragés. Il y colla son oeil – pas de clé ici. Il approcha machinalement le candélabre de son visage. Il se demanda encore s’il ne rêvait pas ; le Menuet de l’Ombre avait conduit ses pas jusqu’à cette porte mieux que ne l’eût fait la plus étrange des cartes au trésor. Un trésor, mais lequel ? Une image passa un instant dans son esprit : il se souvenait d’une scène similaire, lorsque, enfant, il avait regardé à travers la serrure de la porte de ses parents. Julia l’actrice, troussée par Pascuale le cordonnier. Vestiges d’une innocence perdue depuis longtemps. Il se souvenait de son étonnement, de son dégoût, de cet obscur sentiment d’envie et de jalousie mêlées, devant l’accomplissement charnel de la passion. Célébration intime, homélie au culte du corps. L'épiphanie enthousiaste et animale des sens.
    Alors tu verras...
    Il se redressa et se frotta les paupières.
    Son coeur s’était emballé de plus belle et pourtant, le spectacle qu’il venait de découvrir n’avait rien de réjouissant. Avait-il bien vu ?
    Il se pencha encore.
    Un homme pesait de tout son poids sur un corps menu. Il suait à grosses gouttes, soufflait comme un boeuf sur la putta en étouffant ses plaintes, les traits déformés par une effroyable grimace. Un loup ridicule, dont l’une des branches était déchirée, ballottait en cadence sous son menton. Il n’avait pas pris la peine de se déshabiller, se contentant de relever son vêtement noir sur ses jambes grasses, blanches et velues comme les pattes d’un insecte. Pietro suivait chacune des étapes de cette libidineuse métamorphose. L'homme ahanait plus fort, son visage congestionné prenait une teinte violacée ; des veines palpitantes saillaient nettement à ses tempes ; le masque continuait de pendouiller... Soudain, après deux ou trois coups de reins d’une brutalité inouïe, tandis que sa main se refermait de nouveau sur la bouche de sa victime, l’homme se figea; ses traits se crispèrent, il se raidit tout entier dans l’extase, il leva les yeux au ciel ; dans cet instant d’absolue jouissance, il avait l’air d’un duelliste soudain traversé par le fil d’une épée, ou d’un soldat venant de recevoir le coup fatal, et au bord de tomber sur le champ de bataille.
    — Santa Madonna , répétait-il, Santa Madonna !
    Le père Cosimo Caffelli, confesseur de San Giorgio Maggiore, se déversait à longs jets dans les reins de celui qui implorait maintenant sa grâce. Car Pietro s’en rendit compte alors : celui qui venait de subir ces douloureux assauts n’était pas une putta de luxe, mais un jeune éphèbe, un adolescent qui devait avoir à peine dix-sept ans.
    ... Combien la chair est sombre.
    Alors, sans bruit, encore sous le choc de l’événement, Pietro retourna en direction de sa chambre. Il avait hésité à ouvrir la porte à la volée. Il aurait fait irruption dans la pièce, surprenant Caffelli ; il aurait vu sa mine effroyable et honteuse ; il aurait compté tous les pleurs du ciel, s’abattant sur le prêtre et achevant de le couvrir d’opprobre ; il aurait ri aux éclats de cette hypocrisie. Alors, mon père, est-ce ainsi que vous rendez vos devoirs au Christ et à la Vierge ? Que votre moralité est belle, comme elle fait exemple à Venise !
    Mais non.
    Pietro se sentait de nouveau plongé dans un cauchemar, auquel venaient s’ajouter les effets de l’alcool qu’il avait bu toute la soirée. La vision qui venait d’envahir ses yeux et son esprit lui laissait dans l’âme un goût amer. Il se recoucha, guetta le contact chaud du corps d’Ancilla auprès de lui, remonta sur eux les draps et les couvertures. Aux traits de la sensuelle métisse se mêla l’image, lointaine, diaphane, inaccessible et douloureuse d’Anna Santamaria. Il avait le sentiment, ce soir, de l’avoir reniée. N’était-ce pas aussi la seule façon de lui échapper? D’échapper à une passion sans avenir, forcément sans avenir? Et en même temps... était-ce ainsi, vraiment, que les choses devaient se terminer ?
    Je ne sais plus... Franchement, je ne sais plus.
    Longtemps encore, de noires pensées tourbillonnèrent dans son esprit.
    Pietro avait laissé le billet du Menuet de l’Ombre auprès du candélabre, dont les bougies achevaient de se consumer. Il lui semblait voir de nouveau le cadavre

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