Le piège de Dante
la mer des passions – celle des institutions humaines, aussi. Giovanni était de ceux qui donnaient toujours l’impression de le traquer, ce Dragon. Giovanni et ses grandes idées... Luciana sourit. Mais avec elle, il ne parlait guère de ce qui se disait au Sénat. Il était d’ailleurs tenu par sa fonction de ne rien trahir des débats intéressant la destinée de la Sérénissime. Tout au plus pouvait-elle sentir, lorsqu’il se lovait contre elle, sa sourde lassitude, son espoir aussi vaste que ses déceptions successives de ne jamais parvenir à faire entendre sa voix. Ce roi solitaire était attachant. Autrefois – et si leur différence d’âge avait été moins grande – elle aurait pu tomber vraiment amoureuse de lui.
Une moue amère passa sur ses lèvres. Amoureuse. Avait-elle jamais été amoureuse, finalement? Elle se leva, la traîne de son déshabillé glissant derrière elle tandis qu’elle s’approchait de la cheminée de son salon. Le portrait de son mari était posé dessus, avec quelques brins d’encens. Ses lares et ses pénates. Elle... On l’avait mariée de force et trop tôt, comme tant d’autres. Elle avait fait semblant d’aimer. Elle s’était même prise à ce jeu, quelque temps. Il fallait bien voir la vie du bon côté. Lorsqu’elle était devenue veuve, avait-elle éprouvé une vraie tristesse? Oui, par la force d’une habitude qui avait eu tôt fait de s’installer. En même temps... Pouvait-elle nier la jubilation secrète, affreuse, qu’elle avait ressentie en face de la dépouille de son mari ? Honte sur elle, oui ! Mais le chagrin était trop vite parti pour qu’elle ne comprît pas le sens de cet envol. Elle regardait ce portrait, ce front haut, ces yeux sévères, cette bouche arrogante. Combien de fois avait-elle vu son cher époux enfermé dans son bureau, à dresser sans fin sa comptabilité, ignorant superbement ses désirs, considérant par avance qu’elle était comblée, forcément comblée? Chaque fois qu’elle le voyait, hanté par son passif et ses actifs, elle s’imaginait le Pantalon des scènes de théâtre, plongeant ses mains dans des marmites de pièces d’or. C'était plus fort qu’elle... et plus fort que lui. En réalité, Luciana était seule bien avant sa disparition. Dès les premiers jours.
Dès la première nuit.
Elle alluma un brin d’encens sous le portrait. Des volutes légères montèrent en tournoyant vers le plafond. Elle n’irait pas jusqu’à s’agenouiller devant lui, certes pas. Mais aujourd’hui, elle était jeune, riche, belle, désirée, adorée. Et elle ne serait satisfaite qu’après avoir dilapidé tranquillement la totalité des richesses de son époux défunt. Dépenser, dépenser, dépenser... autant qu’il avait amassé. Pour son seul plaisir. En guise, disons, de retour sur investissement. Et si un jour les ressources venaient à manquer, elle trouverait bien un nouveau protecteur – tel Giovanni, qui n’attendait que cela.
Un seul problème demeurait. L'amour, le vrai. Pourquoi n’y avait-elle pas eu droit ?
L'amour, Luciana...
Un pli d’amertume, de déception peut-être, s’accentua au coin de ses lèvres.
Elle s’en retourna à son divan et à son livre.
Venise était enveloppée de brume; l’une de ces brumes glaciales, cotonneuses, impuissantes à chasser les ténèbres. Elle vous pénétrait les os jusqu’à vous faire frissonner et à abolir la notion même de temps, tant était grande l’obscurité qui l’accompagnait. On n’y voyait pas à deux mètres devant soi. Pietro marchait et regardait ses pieds frapper le pavé. La mollesse de son esprit s’accordait à la météorologie du jour. Landretto trottait à ses côtés. Ils avaient quitté assez tôt la casa Contarini. A un moment, Pietro fronça les sourcils et se retourna. Echo, écho. Etait-ce le sien, ou entendait-il d’autres pas ? Il mit la main sur l’épaule de son valet.
— Qu’y a-t-il ?
Pietro ne répondit pas, sondant le brouillard. A cet instant... il crut entendre siffler des ombres, qui s’échappaient prestement de son champ de vision pour disparaître au milieu de nulle part. On se faufilait autour de lui – à moins que ce ne fussent les silhouettes de quelques passants anonymes, premiers éveillés de Venise, qui allaient s’engouffrant dans leur propre inconnu? Pietro n’aurait su le dire; mais il avait la tête pleine de sa nuit opaque, troublée comme le paysage d’aujourd’hui. Emilio
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