Le piège de Dante
de Marcello crucifié, le corps de Caffelli s’agitant sur celui de l’adolescent, le visage de Brozzi penché sur son autopsie. Il s’imaginait les traits de l’auteur du Menuet de l’Ombre, songeait aux Stryges et à la Chimère, qui volaient parmi les démons. Et il pensait à cette signature inconnue : Virgile.
Il ne se rendormit pas.
CHANT V
Le verre de Minos
LE PROBLÈME DU MAL
Par Andreas Vicario, membre du Grand Conseil
Du Mal contre la Liberté, chap. I
Ainsi pourrais-je formuler le problème du Mal : si le péché existe, faut-il le considérer comme antérieur à l’accomplissement de nos actes, ou corrélatif à l’exercice de notre libre arbitre, dans une sorte de perspective augustinienne inversée? Lucifer n’a-t-il de réalité que dans les agissements des hommes, ou faut-il le poser ante , gangrène immanente logée non seulement au creux de notre nature, mais encore initiatrice du monde, prédisposant à la Création même ? Jean de Lugio et les manichéens maintes fois posèrent cette question ; elle est cruciale à mon sens, puisque selon notre parti, l’homme s’avère ou non ontologiquement mauvais. Soit le Démon est notre propre création, générée par un pervers exercice de notre liberté, dont Dieu a assumé le risque dès la Genèse, en nous confiant le plus précieux autant que le plus dangereux des cadeaux ; soit le Mal est consubstantiel à l’homme, initiateur ou co-initiateur d’un monde où sa sombre part est au moins aussi grande que celle de Dieu. Mais selon moi, la défense augustinienne du libre arbitre ne peut rendre compte de la totalité du Mal ; il existe des maux issus non d’un mauvais exercice de notre libre arbitre, mais de la pure volonté de Dieu, ne seraient-ce que les maladies et leurs cortèges de souffrances, qui ne dépendent de personne. Alors il faut bien l’admettre : Dieu orchestre nos souffrances et ce Dieu-là, cet Etre immanent qui seul peut être justifié par la raison dans le temps même où il lui est intolérable, je l’appelle Belzébuth. Le péché est en nous comme la marque de Lucifer, qui déforma le sourire des anges. C'est pourquoi, à la question : « L'homme est-il mauvais ? », je réponds oui, mais il n’assume pas la totalité du Mal ; car à l’autre question : « Satan existe-t-il ? », je réponds également oui, et ce sans l’ombre d’une hésitation.
A l’étage de sa villa, Luciana Saliestri avait bien de la peine à avancer dans sa lecture, et celle-ci était ardue. D’ordinaire, elle aimait se retrouver seule ainsi, et profiter de ces moments d’accalmie pour s’adonner à d’autres plaisirs que ceux de la chair. Son mari avait rassemblé autrefois une importante bibliothèque, que la courtisane n’avait cessé elle-même d’enrichir. Luciana se plaisait, de temps à autre, à y choisir un livre, qu’elle annotait de ses commentaires personnels. Mais elle avait bien du mal, en ce moment, à garder sa concentration plus de quelques minutes. Elle posait le livre, le laissait tomber contre son flanc en songeant à autre chose, le reprenait sans conviction. Elle finit par le mettre de côté, les yeux perdus dans le vide. La venue de cet homme qui l’avait interrogée sur la mort de Marcello l’avait troublée. Elle pensait à l’acteur décédé avec un souvenir attendri. Elle n’avait pas épilogué sur l’ambivalence sexuelle de Marcello, la jugeant sans doute sans rapport avec cette sombre histoire. Pourtant, au fond d’elle-même, elle ne pouvait être sûre de rien. Ce qui l’inquiétait davantage encore était le vol de sa broche. Elle avait beau essayer de se rappeler... Elle était incapable de dire dans quelles circonstances on avait pu la lui dérober. L'agent du gouvernement l’avait-il crue ? C'était en tout cas la vérité. Elle fermait les yeux... Cette broche, elle l’avait très peu portée. Seulement lorsque Giovanni venait la retrouver, quand son emploi du temps agité de sénateur le lui permettait.
Le visage de Giovanni Campioni passa dans son esprit. Etait-il mêlé à tout cela? Ce cher Giovanni. Il était très épris d’elle. Lui aussi l’attendrissait. Toujours à porter sur ses épaules le poids du monde entier... La politique, songeait-elle. Ah, la politique ! Elle se souvenait que certaines interprétations de l’Apocalypse faisaient d’elle ce fameux océan, séjour caché d’où sortirait l’Antéchrist, lors du Jugement. Le Dragon surgi de la vaste mer,
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