Le piège de Dante
intimes, blasphématoires aux yeux du monde – et sans doute, en premier lieu, à leurs yeux. Un tableau qui contenait ce qu’il fallait de vénéneux et de malsain... Secrets et confessions. Un agent des Dix et un clerc de la sainte institution. Deux âmes persuadées de leur future damnation, au supplice de leur propre duplicité, de l’appel souverain de leur être, de leurs idéaux toujours inaccessibles. Pietro, lui, avait beau être l’ami de la chair par excellence, l’énigme des tortures intimes vécues et infligées par ces deux personnes lui demeurait entière. Il mit une main sur son front et ferma les yeux.
Il repensait également à ce billet qu’on avait glissé sous sa porte. Qui pouvait en être l’auteur? Il y avait bien une signature : Virgile. Le seul Virgile que connaissait Pietro était l’auteur de L'Enéide . Cela ne le menait pas loin. Mais, qu’il s’agisse du fameux il Diavolo , cette mystérieuse Chimère, ou des Stryges dont avait parlé Caffelli lui-même, Pietro craignait à présent d’être épié à son tour. Les nouvelles étaient-elles allées aussi vite?... Etait-ce un autre agent mis sur l’affaire par les Dix qui, cette nuit, avait glissé le Menuet sous sa porte, de façon à l’informer discrètement d’une pièce importante du puzzle? Le Conseil des Dix menait-il une enquête parallèle? Ce n’était pas le plus vraisemblable. Virgile, ou ceux qui le surveillaient, devaient être directement mêlés à l’assassinat de Marcello. Pietro pensait de plus en plus que le meurtre du théâtre n’était pas le fait d’un criminel isolé, et que cette mise en scène cachait un sens encore abscons; et si l’assassin n’avait pas agi seul, il l’avait sans doute fait pour le compte d’une quelconque organisation – peut-être ces mystérieux Oiseaux de feu.
Restait à en avoir la preuve, si preuve il y avait quelque part.
En attendant, un autre fil était à dénouer : la provenance des débris de verre retrouvés dans les orbites de Marcello, et autour de son corps, qui permettrait sans doute à Pietro d’obtenir de nouvelles informations.
Il fallut presque une heure à leur embarcation avant que le passeur ne désigne le rivage de Murano et se prépare à accoster.
Ils émergèrent enfin de la brume.
Au XIII e siècle, le Grand Conseil de Venise avait décidé d’installer les verreries dans l’île de Murano, pour des raisons de sécurité et de contrôle. La Guilde des verriers était d’ores et déjà très puissante. Dès la fin du XIV e siècle, elle exportait ses créations jusqu’à Londres, et le mouvement était allé s’amplifiant avec la Renaissance. Les productions vénitiennes avaient atteint un degré de perfection rarement égalé dans l’histoire des arts décoratifs. Les objets peints à l’émail, aux couleurs chatoyantes, dorés et illustrés de portraits contemporains ou de scènes mythologiques, étaient devenus l’orgueil de la Guilde, qui parvenait à s’adapter avec talent à l’évolution du « bon goût » des grandes cours européennes. Puis étaient venus les filigranes de verre blanc qui, inclus dans le verre transparent et soumis à de délicates manipulations, s’épanouissaient en volutes et tourbillons pour composer autant de pièces incomparables, au point que de nombreuses fabriques travaillant « à la façon de Venise » s’étaient installées un peu partout dans les pays voisins. La diffusion des secrets de la lagune, malgré le contrôle des autorités vénitiennes, s’était accentuée avec la publication en 1612 du fameux Arte Vetraria de Neri; ce livre avait scellé l’aboutissement d’un art, et d’une science, qui depuis le Moyen Age n’avaient cessé de prendre leur essor. Les lentilles des astronomes, les instruments médicaux, les pipettes, flacons et alambics des alchimistes, les lunettes à nez ou besicles – telles que celles de Brozzi, le médecin de la Criminale – conçues spécialement pour les érudits, puis pour un large public, tout cela avait permis au verre vénitien de trouver de nombreux terrains d’expansion, hors de ses applications traditionnelles. On comparait sa transparence à celle du cristal de roche; il rivalisait avec celui de Bohême, dont il avait le poids, la limpidité et la dureté. La substitution du charbon au bois pour le chauffage des fours avait en outre poussé les corporations à développer des procédés de fabrication nouveaux. L'augmentation des
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