Le piège de Dante
proportions d’oxyde de plomb avait permis l’invention d’un verre d’une pureté, d’une finesse et d’un éclat remarquables, le cristallo , qui à lui seul témoignait de la splendeur des créations de la lagune. Venise restait maîtresse en la matière; ses miroirs coulés sur plaques, ses vitres soufflées par cylindre, ses productions innombrables, vases et couverts, statuettes et services à vin, objets à vocation utilitaire ou décorative, passaient pour les plus raffinés du monde.
Il y avait de tout cela dans l’atelier de Spadetti, où circulaient à présent Pietro et son valet. La chaleur et l’activité grouillante qui régnaient ici évoquaient les forges infernales, l’antre d’une caverne dont l’antique Vulcain aurait pu sans mal faire son repaire. Le travail des ouvriers, sous ces halles et dans ces ateliers immenses, était à lui seul un spectacle. Ce peuple chtonien déployait autour de lui des myriades de bourgeons incandescents. Ils étaient plus de mille, démons à moitié nus ou vêtus de linges humides de sueur, tous muscles dehors; ils soufflaient, ahanaient, couraient d’un poste à un autre au milieu de tourbillons de braises, transmettaient la pièce qu’ils venaient de terminer pour qu’un compagnon la contrôle avec une méticulosité sans faille; la sentence tombait, la pièce suivait son chemin ou était de nouveau fondue. Partout, on entendait le cliquetis des instruments, le timbre sonnant du cristal, la rumeur des fours continus allumés par centaines, le chant et les exclamations des hommes; et de cette perpétuelle fournaise jaillissaient les plus beaux joyaux de l’industrie du verre vénitien, perles d’eau pure arrachées à leurs gangues de lave et de ténèbres.
La Guilde des verriers était organisée comme la plupart des corporations vénitiennes : elle avait son siège, sa confraternita , et son conseil de direction. Celui-ci était présidé par un administrateur des intérêts de la profession, qui veillait à l’application des statuts, au règlement des conflits internes et à l’admission des membres, listés sur cette Giustizia vecchia dont une copie était adressée à la magistrature compétente. Les maîtres de la Guilde conduisaient les assemblées dirigeantes et pouvaient seuls tenir boutique. La hiérarchie corporative était étroitement encadrée : on était « garçon » ou commis pendant cinq ou six ans, puis « jeune » ou « travailleur » durant dix à douze ans, avant de passer maestro ou capomaestro , sur présentation d’un chef-d’oeuvre qu’évaluaient les experts du métier.
La surveillance des corporations ne dépendait pas seulement d’une autodiscipline et de l’application de procédures internes; elle relevait, une fois de plus, de l’autorité du Conseil des Dix. Et la Guilde des verriers faisait l’objet d’une attention toute particulière. Un siècle plus tôt, Colbert avait dépêché à Murano des agents secrets français ; ceux-ci étaient parvenus à soudoyer des ouvriers de la lagune pour se procurer leurs secrets, qui devaient servir les visées des Français en leur permettant de créer une manufacture de miroirs concurrente. L'espionnage industriel était une réalité, et les peines encourues pouvaient se révéler redoutables, de la mise aux fers à l’exécution. Pas question non plus pour les corporations de jouer un rôle politique quelconque. Le Doge se bornait à les recevoir quatre fois par an, lors de banquets officiels pour la Saint-Marc, l’Ascension, la Saint-Gui et la Saint-Etienne.
Conduits par l’un des ouvriers du lieu, Pietro et Landretto se trouvèrent bientôt en face de Federico Spadetti, l’un des Maîtres les plus influents de la Guilde. Spadetti portait une calotte blanche en guise de chapeau et une chemise de coton noircie; il avait la cinquantaine, la peau brune, le visage couvert de transpiration et de traces de charbon. Vulcain tout craché, en effet, à qui seule aurait manqué la mythique barbe. Une pince dans la main, au bout de laquelle dansait un morceau de verre rougi et ondoyant devant les braises, il fit rouler une seconde ses impressionnants biceps avant de répondre à l’apostrophe de Pietro. Celui-ci montra à Spadetti le sauf-conduit dogal, mais le lui ôta des yeux avant qu’il n’ait pu y imprimer l’empreinte de ses doigts sales.
— Federico Spadetti ? Je voudrais vous poser quelques questions.
Spadetti soupira, posa sa pince et s’épongea
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