Le piège de Dante
été commis, Votre Excellence, et rien ne nous dit qu’il n’y en aura pas d’autres. Il est absolument vital que vous me disiez ce que vous savez. Qui sont les Oiseaux de feu ?
Les deux hommes se regardèrent longuement. Puis Campioni passa un bras sur l’épaule de Viravolta, dans un froissement de sa robe noire, et l’entraîna plus loin. Il parla d’un ton inquiet et saccadé :
— Je vous parle d’une secte, mon ami. D’une organisation secrète. Leur chef se fait appeler la Chimère, ou il Diavolo , en effet, mais nul ne connaît son identité... Une secte luciférienne, qui se terre ici, à Venise, et quelque part en Terre Ferme... Ses ramifications dépassent l’Italie, à ce que l’on dit. Voilà ce que sont les Oiseaux de feu. Mais il y a pire, bien pire...
— Que voulez-vous dire ?
— Certains d’entre eux seraient infiltrés dans les rouages de notre administration, au sein des magistratures et des offices – et ce jusqu’au Sénat, oui, mon cher, et au Grand Conseil !
Viravolta réfléchissait maintenant à vive allure.
— Mais quel est leur but ?
Giovanni le regarda encore.
— Leur but ? Allons, mon ami, il est évident ! Les nobles fuient vers les campagnes, notre flotte de guerre ne parvient plus à maintenir nos positions à l’étranger, le jeu et la débauche sont partout, Venise se délabre ! Vous-même, l’Orchidée Noire, êtes un pur produit de ce monde !... Qui croit encore que la République peut cacher sous ses fastes la gangrène qui la ronge ? Ils veulent le pouvoir! Une dictature, mon ami ! Ou si vous préférez, un régime autocratique, ultra-conservateur... Savez-vous sur quoi s’est édifiée notre puissance? Sur le contrôle des mers. Qui contrôle Venise peut contrôler l’Adriatique, la Méditerranée, les routes d’Orient et d’Occident ! Cela ne vous suffit-il pas ? Vous êtes naïf, si vous pensez que cela n’est pas assez pour exciter le monde entier... Mais si tous reconnaissent que l’Age d’or s’est enfui, personne ne s’accorde sur les moyens qu’il nous faut mettre en oeuvre pour le restaurer... Les meurtres dont vous me parlez ne sont que l’arbre qui cache la forêt! Je plaide au Sénat pour donner plus de largesses au peuple, et lui permettre de revenir au sommet de nos institutions... Savez-vous ce qui se dit en France, en Angleterre ? Les têtes couronnées des autres pays ont peur, elles aussi. Leurs philosophes, dit-on, portent les gens à des idées dangereuses. Pourtant, il faut croire à notre capacité de réformer nos propres institutions, elles en ont besoin! Avec moi se rangent de nombreux nobles du Grand Conseil, qui me connaissent et m’apprécient. Mais on sait ce que cela coûta autrefois au Doge Falier... Je dérange, des voix s’élèvent de plus en plus pour défendre la cause inverse, et appeler de leurs voeux une vigoureuse remise en ordre de la cité... Le vent de la réaction souffle parmi nous, en vérité. Les Oiseaux de feu sont une lanterne maudite, ils en abusent beaucoup parmi nous, et cherchent à répandre le discrédit sur notre gouvernement. Je suis dans leur ligne de mire, j’en suis convaincu aujourd’hui. Et vous aussi, probablement. La seule chose qui les retient sans doute, c’est de savoir qu’un complot trop transparent se retournerait vite contre eux. Notre guerre est plus insidieuse : c’est une guerre de l’ombre, d’étiquette et de préséances, de jeux de pouvoir! J’ai voulu en alerter le Doge, qui a longtemps fait mine de ne pas m’entendre. Mais plusieurs projets de loi auxquels nous pensons se heurtent déjà à toutes les manoeuvres qui peuvent les empêcher d’éclore. On me fait obstacle partout où je mets les pieds – oh, jamais de manière formelle, bien sûr, mais avec un art et un calcul consommés, soyez-en sûr, et sans jamais que je sache exactement d’où vient le coup. Comprenez-vous pourquoi cette broche a été volée à ma chère Luciana, puis abandonnée au San Luca? Pour m’incriminer, naturellement. On veut me faire tomber, moi et mes partisans ! Je ne puis demander aucune protection – qui me dit que, parmi ces protecteurs, certains ne joueraient pas double jeu? Ne vous fiez à personne, mon ami, tous sont suspects...
Giovanni Campioni avait parlé à toute vitesse ; il reprenait sa respiration. D’un coup, ses épaules s’affaissèrent. Il hocha la tête.
— Mais allons, voilà qui suffit : je vous en ai déjà trop dit. Pietro avait encore
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