Le piège de Dante
paraissaient ciselés comme autant de poignards. Il y avait de quoi vomir, au milieu de ces plongées intempestives dans tout ce que l’humanité produisait de foutre et d’excréments. A eux seuls, les ouvrages consacrés à Belzébuth couvraient quatre rangées. Pietro se saisit d’un opuscule intitulé : Etudes carmélitaines sur Satan. Le document était précédé d’un liminaire griffonné d’encre rouge : « Satan existe-t-il ? Pour la foi chrétienne, la réponse ne saurait faire de doute. » Une main rageuse avait surchargé cette phrase d’un NON! tonitruant, lui-même suivi d’un virulent SI . Décidément, le Prince des Enfers n’avait cessé d’alimenter les controverses. Les doigts de Pietro volaient maintenant d’un livre à l’autre.
Van Hosten – Rituels d’exorcisme – Amsterdam, 1339.
Sanctus Augustinus – Commentaires des psaumes – Stuttgart, 1346.
Cornelius Stanwick – Le Rire dans les monastères – London, 1371.
Anasthase Raziel – Les Forces du Mal et les monarchies diaboliques – Praha, 1436.
Dante Alighieri – La Divine Comédie – Inferno – copie – Firenze, 1383/rééd. 1555.
Pietro s’arrêta. Voilà ce qu’il cherchait. Il se saisit du livre, édition particulièrement volumineuse, rangée dans un étui de feutre et de velours. L'exemplaire de Vicario était relié de cuir. Il était composé de trois mille cinq cents feuillets de vélin, paginés à la main et rédigés d’une écriture sèche et gothique. Le scribe florentin avait accompagné le texte du poème d’illustrations évoquant les différents épisodes du voyage de Dante dans les Territoires de l’ombre. La première d’entre elles, en particulier, produisit sur Pietro un effet singulier. Elle représentait la Porte de l’Enfer. De cette illustration émanait une atmosphère étrange, surgie du fond des âges, ajoutant aux parfums de l’ésotérisme médiéval ceux de la Kabbale, pour composer une improbable alchimie. Plus encore, cette entrée lui paraissait vaguement familière. Non qu’il en eût franchi de semblable ailleurs que dans ses cauchemars – mais justement, c’était peut-être dans cette réminiscence confuse des songes et des sensations volatiles jaillies de son inconscient qu’il pouvait trouver matière à décrypter les symboles qui se présentaient si soudainement à lui. Une lumineuse évidence sourdait derrière la pénombre de cette porte, immense, prenant racine dans le sol comme le bois d’un gigantesque cyprès funéraire, et qui étendait ses entrelacs de figures imprécises comme autant de ramures prêtes à sortir du parchemin pour vous saisir le coeur. C'était une main glacée qui rencontrait soudain la chaleur de la vie, la malaxait, testait sa résistance, vampirisait à ce contact une énergie dont elle était privée. Ce fut exactement ce que Pietro éprouva à cet instant : une main sortait de la texture même du manuscrit pour l’agripper, l’enchaîner à elle, le happer contre son gré. Elle aurait pu sortir, cette main, au moment précis où il l’imaginait, le saisir et l’aspirer d’un coup, il aurait disparu dans un nuage de poudre étincelante. Le livre se serait refermé avant de tomber à terre, seul, au milieu de ces milliers de pages dont il était environné. Peut-être cette Porte attendait-elle Pietro lui-même : elle risquait d’emprisonner son âme à tout jamais, de la comprimer entre ces milliers de signes, de feuilles, de gribouillis, le condamnant à une éternité de douleurs. Il se voyait hurlant derrière ce miroir, perdu une fois de plus dans les limbes, cet entre-deux-mondes qui faisait la substance de sa vie. Mais son angoisse fut vite balayée par un sourire, à cette simple évocation des turpitudes des damnés décrites par Dante avec force détails.
Les deux battants de la porte se rejoignaient en leur sommet par une sorte d’ogive où l’on devinait un visage grimaçant, à mi-chemin entre le bouc et l’homme, pourvu de deux cornes et d’une langue fourchue; une représentation classique du Prince des Ténèbres, dont le manteau semblait composer la matière des portes elles-mêmes. On eût dit qu’il en écartait les pans pour montrer, jaillissant de sa chair, ces autres figures qui agrémentaient la gravure : un amoncellement de crânes, d’ombres mortes, de faces hurlantes, de mains cherchant à échapper à cette gangue qui les retenait à elle; ces créatures aux membres enchevêtrés, se
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