Le piège de Dante
bousculant les unes contre les autres, étaient çà et là transpercées de flèches signifiant l’éternité de leur douleur. Au milieu d’elles, des armées de démons ailés, minuscules, faisaient des cercles entravant le moindre de leurs mouvements. Au pied de la porte, dans l’éclat final de cette terrible cascade, on retrouvait le drapé de Lucifer, l’amorce de pieds crochus disparaissant dans la pénombre, écartés sans doute sur un nouvel abîme. La gravure n’avait pas de titre; en revanche, une inscription courait au-dessus de la porte : Lasciate ogni speranza, voi ch’intrate. Pietro reconnut sans mal la formule portée sur le frontispice de la porte de la Cité dolente.
Dante.
Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance.
Pietro descendit lentement les marches de l’escabeau. Il alla s’asseoir avec le livre derrière le bureau et le posa sur le sous-main vert qu’accompagnait un presse-papiers à figure de bélier. Il lut la préface, écrite sans doute par le copiste florentin.
La Divine Comédie : poème de Dante Alighieri, rédigé entre 1307 et 1321. Egaré dans la « forêt obscure » du péché, le poète est guidé par la sagesse (incarnée par Virgile) dans les trois règnes de l’au-delà. Il doit d’abord comprendre toute la réalité et l’horreur du Mal, en parcourant tour à tour les Neuf Cercles de l’Enfer, avant d’accéder au Purgatoire pour y faire pénitence. Alors, la foi et l’amour, incarnés par saint Bernard et la douce Béatrice, l’entraîneront à travers les Neuf Cieux du système de Ptolémée, jusqu’à l’Empyrée où il retrouvera enfin la lumière de Dieu. Dante avait qualifié son oeuvre de « Comédie », car il y voyait davantage une montée vers l’espérance qu’une expression tragique de la condition humaine; ses premiers commentateurs, admiratifs, ne la qualifièrent de « Divine » que par la suite. Le poème, qui repose sur la valeur mystique du chiffre trois, est doté d’une puissante unité de structure. Il se compose de cent chants : un prologue, puis trois parties de trente-trois chants chacune, en vers disposés en terza rima. Ces différents chants abondent en métaphores d’une ampleur prodigieuse, et les tableaux qui les composent, restitués dans un style riche et vigoureux, entremêlent les significations métaphysiques, politiques et sociales, qu’il s’agisse de la typologie des châtiments de l’Enfer, de la traversée des cieux ou des critiques à l’endroit de Florence et de l’état politique de l'Italie ; les figures bibliques et mythologiques y côtoient des personnages célèbres, historiques ou contemporains de l’auteur. Fresque morale, tantôt allégorique ou lyrique, tantôt mystique ou dramatique, le poème de Dante reste un incomparable chef-d’oeuvre.
Pietro hocha la tête. Comment cela avait-il pu lui échapper? Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt? Virgile... L'allusion était pourtant évidente. Il ne s’agissait pas seulement de l’auteur de L'Enéide ... mais aussi du guide des Enfers, dans le poème éponyme de Dante !
Pietro poursuivit sa lecture et se reporta au premier chant de l’ Inferno . Virgile rencontrait le poète alors qu’il était égaré, perdu sur les chemins du péché ; il l’entraînait bientôt à sa suite, dans la découverte des crimes humains et des châtiments infligés par Dieu à ses créatures rebelles. Au chant XI, Virgile expliquait au poète l’ordonnancement de l’Enfer selon Aristote. Trois dispositions essentielles étaient réprouvées par le Ciel : l’incontinence, la bestialité, la malice, qui toutes trois offensaient, à des degrés divers, la dignité humaine. Pietro se renfonça dans son siège, caressant de ses ongles le velours de l’accoudoir. Outre l’ Ethique aristotélicienne, Dante avait utilisé des traités de droit romain pour concevoir sa classification des crimes inexpiables. En vérité, ses sources d’inspiration avaient été multiples; certaines avaient des origines orientales. Sa vision finale de l’Enfer glacé, comme le soulignait la Préface du Florentin, était reprise du Livre de l’Echelle , qui racontait comment Mahomet avait été accompagné par l’archange Gabriel dans les trois règnes de l’au-delà. Et voici qu’avançait la cohorte des calomniateurs, des délateurs, des concupiscents, des faussaires, peuplant à foison les cercles maudits, des rives de l’Achéron aux entrailles de la géhenne.
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