Le piège de Dante
Pietro.
En sortant de la Salle du Collège où le Doge les avait reçus, Emilio attrapa Pietro par la manche et l’entraîna vers une autre pièce du palais. Le Sénat siégeait le samedi : on était mercredi et la salle était vide. Ici se réglaient les affaires les plus complexes de la diplomatie vénitienne. Ici siégeait ordinairement Giovanni Campioni et, peut-être également, certains membres obscurs des Oiseaux de feu. Emilio et Viravolta se retrouvèrent seuls dans ce décor baroque, dont la démesure accentuait l’impression de solitude, préludant au combat, que tous deux éprouvaient à cet instant. La salle, immense, déroulait au-dessus d’eux ses plafonds chargés, au milieu desquels trônait la fresque du Tintoret, Venise recevant les dons de la mer. Emilio posa une main sur l’épaule de Pietro, le visage sombre.
— Tu risques ta vie, ce soir.
— Nous risquons tous bien plus. Venise, comme moi : la liberté.
— Il faut que je te dise une chose. Le Doge t’a parlé de ce nouvel ambassadeur français, qui nous arrive la semaine prochaine : il m’a demandé de veiller à sa sécurité et de le recevoir dignement. Au stade où nous en sommes, je vais devoir faire montre de la prudence que tu imagines, non seulement pour lui éviter de savoir ce qui se trame à Venise, mais aussi pour m’assurer qu’il ne lui arrive rien. Je suis préparé à tout en ce moment.
— Nous en saurons plus demain, je te le promets. Même si nous tâtonnons, les choses avancent.
— L'escorte et les chevaux t’attendront dans deux heures devant le palais. Sois prêt.
Pietro écarta les pans de son manteau. Ses mains se posèrent l’une sur le pommeau de son épée, l’autre sur l’un des pistolets à poudre qu’il portait à la ceinture.
— Je vous garantis, Votre Suprématie, digne membre du Conseil des Dix, que je le suis déjà.
Il sourit.
— Ce soir, l’Orchidée Noire ira observer les oiseaux.
CHANT VIII
Les Neuf Cercles
Les oiseaux seront demain soir au grand complet dans leur volière ; pour les admirer, c’est en Terre Ferme qu’il faudra vous rendre, dans la villa Mora, à Mestre. L'endroit est en ruine, mais c’est une villégiature idéale pour se réchauffer à plusieurs, auprès de grands feux, et échanger de petits secrets. Mais attention : comme pour le Carnaval, le costume est de rigueur.
G.C.
— Vous êtes l’Orchidée Noire ?
— Oui.
— Alors allons-y. La nuit tombe.
Comme convenu, l’escorte accompagna Pietro et son valet jusqu’en Terre Ferme; arrivée aux abords de la ville de Mestre, elle les abandonna, tout en restant à proximité. Il était convenu qu’elle ne bougerait pas tant que Pietro ne serait pas de retour, et s’il ne l’était avant l’aube, elle en aviserait immédiatement le Doge et Emilio Vindicati.
Depuis de nombreuses années, les Vénitiens avaient commencé à rechercher en Terre Ferme les moyens d’échapper un peu à leur cadre urbain. Les villégiatures à la campagne s’étaient multipliées et il n’était pas rare que des familles entières quittassent définitivement la lagune pour faire l’expérience d’une nouvelle vie, en acquérant de vastes propriétés foncières; ou bien, elles s’échappaient le temps d’une fin de semaine – hommes, femmes, enfants, chevaux et amis – pour faire bombance dans quelque villa où elles venaient reprendre des forces. Alors, on jouait, on donnait des fêtes et des banquets, on se laissait aller aux charmes du jardinage et des promenades champêtres. Posséder sa maison en Terre Ferme était devenu une véritable manie nobiliaire. Pietro et Vindicati n’avaient pas manqué de s’interroger sur cette fameuse villa Mora dont avait parlé le sénateur Campioni, dans son billet : connaître le nom du propriétaire de cette villa eût singulièrement arrangé leurs affaires, mais ils s’étaient une fois de plus heurtés à une impasse. Loin d’être le lieu de pèlerinage hebdomadaire de quelque mystérieux membre du gouvernement, la villa Mora était une maison en ruine, qui n’avait pas trouvé acquéreur depuis plusieurs années.
Au crépuscule, Pietro et son valet se retrouvèrent à quelque distance de cette bâtisse solitaire. Elle était située à la frontière de Mestre avec la plaine voisine, semée çà et là de vallons silencieux. Le temps s’était de nouveau rafraîchi et, depuis le fameux orage de San Giorgio, Viravolta avait l’impression que le climat tout
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