Le piège de Dante
lui de tous côtés. Pietro pivota et s’élança dans les escaliers. En gravissant les marches quatre à quatre, il se débarrassa de la bure, qu’il envoya valser à la tête de ses poursuivants. Au-dehors, deux des Oiseaux de feu faisaient le guet. Pietro les bouscula; surpris, ils trébuchèrent, l’un contre l’arcade du jardin, l’autre contre l’entrée de l’escalier. Pietro courut sans hésiter vers l’est du parc et sauta par-dessus le muret. Les Oiseaux de feu continuaient de lui donner la chasse.
Pietro se précipita dans la plaine, en direction de la colline où il avait donné rendez-vous à Landretto.
Celui-ci était à moitié endormi sous un if, une couverture sur les épaules.
— Landretto ! s’écria Pietro. Landretto, par pitié ! Filons !
Le valet horrifié se dégagea aussitôt de la couverture et bondit sur les chevaux. Pietro montait la colline et une armée, une horde sombre, portant armes et flambeaux, se pressait derrière lui comme une meute. Landretto n’en crut pas ses yeux. Il lui sembla un instant voir dans ce spectacle le signe que les morts étaient revenus sur terre et que, sortis de leurs tombes, ils pourchassaient Pietro de leurs sifflets et de leurs sortilèges. Le valet attrapa les rênes de la monture de Viravolta, la sienne tourna sur elle-même en hennissant. Pietro courut encore et sauta prestement sur la selle, avant de battre vigoureusement les flancs de l’animal. Celui-ci se cabra et se lança au galop.
Tous deux s’enfuirent, soulevant des mottes d’herbe et de terre.
Cette échappée nocturne dura le temps de retrouver l’escorte de Vindicati, aux portes de la ville de Mestre. Pietro ordonna aux hommes d’Emilio de le suivre sans plus d’explications. L'escorte elle-même n’était pas assez nombreuse pour faire face aux Oiseaux de feu, si d’aventure elle était rattrapée. Tous chevauchèrent donc à bride abattue en direction de Venise. Pietro ne s’était pas trouvé dans une telle situation depuis bien longtemps – lorsque, adjudant à Corfou pour le compte de la République, il avait dû se soustraire aux attaques pressantes de hordes de paysans descendus des montagnes, avec des fusils et des fourches. Mais il se serait bien passé du souvenir de ce soir; et tandis qu’il galopait vers la Sérénissime, il ne pouvait s’empêcher de penser à la stature géante et sombre d’ il Diavolo et à sa voix surgie des enfers.
Vexilla regis prodeunt inferni.
Les anges de l’Ombre se déployaient sur Venise.
CHANT IX
Les Gourmands
Pietro laissa tomber le livre sur le bureau dans un bruit sourd, puis, après avoir humecté son doigt, le feuilleta pour retrouver les pages qui l’intéressaient.
— Les termes de diable et de démon ont été introduits par les traducteurs de la Bible trois siècles après Jésus-Christ, dans la traduction grecque dite des « Septante », dit-il. Ce fut le pseudo-Aristée, un Egyptien, qui nous en légua l’histoire dans une lettre adressée à son frère Philadelphe, soucieux d’enrichir sa bibliothèque de la législation hébraïque. Ce dernier écrivit au grand prêtre Eléazar pour demander des traducteurs instruits et soixante-douze israélites furent choisis pour cette mission. Le grand prêtre les envoya en Egypte, chacun avec un exemplaire de la Tora, transcrite en lettres d’or. Ils achevèrent leur travail en ermites dans l’île de Pharos, au bout de soixante-douze jours. La légende veut qu’ils aient été enfermés dans des cellules différentes et que pourtant, à l’issue de leur labeur, leurs traductions se soient révélées identiques... Sans doute leurs mains avaient-elles été guidées par Dieu Lui-même... Le daimon , le grand diviseur, connaisseur du Tout comme celui de l’antique Socrate, ne cessa plus de nourrir les oeuvres de théologie et d’ésotérisme. La littérature apocryphe ne manqua pas de s’en saisir et ses auteurs s’approprièrent des noms d’anciens patriarches, pour mieux se faire entendre : Hénoch, Abraham, Salomon, Moïse. De nombreux érudits mirent au point les hiérarchies de la démonologie traditionnelle. La plus ancienne est due à Michel Psellus qui, en 1050, les rassemblait en six catégories, en fonction des lieux qu’ils étaient censés infester. D’autres ont inventé d’extraordinaires monarchies diaboliques, donnant noms et surnoms à soixante-douze princes et sept millions quatre cent cinquante mille neuf cent vingt-six diables,
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