Le piège de Dante
de vêtements, de cordages et de paniers, fonctionnaires échappés de leurs bureaux voisins, contrôleurs, magistrats, assureurs et notaires, et les trois rues conduisant au pont éclatant de blancheur dégorgeaient sans discontinuer de nouveaux flots de badauds, d’officiers et de boutiquiers. Venise vivait, vivait! Et les gondoliers chantaient toujours, Vive donc Venise, de tout coeur, Qui nous gouverne dans la paix et dans l’amour...
— Oh, dit Pietro en se massant les tempes, fourbu, mon cher Landretto... Je me demande si je ne commence pas à regretter ma prison.
— Ne dites pas de bêtises. Vous êtes mieux à agir qu’à croupir au fond d’un cachot. Au moins êtes-vous libre de vos mouvements.
— Libre, oui, de courir plus vite pour échapper à des meutes hurlantes. Il est vrai...
Il se tourna vers son valet et s’efforça de sourire.
— Il est vrai que je pourrais faire mes bagages ce soir même, Landretto. Peut-être Giacomo a-t-il raison... Peut-être devrais-je retrouver Anna... Nous prendrions trois bons chevaux et filerions d’ici, pour traquer l’aventure ailleurs...
Un songe passa un instant devant ses yeux. Il se voyait fuyant avec Anna Santamaria, quelque part en Vénétie, puis en Toscane, puis ailleurs – la France, peut-être.
— Mais Emilio a eu raison sur un point. Je suis trop engagé dans cette partie pour m’enfuir maintenant. Avec ce que je sais, on pourrait m’accuser à mon tour de conspirer contre l’Etat, ce qui serait tout de même un comble.
Pietro se retourna et s’accouda au pont, les yeux perdus dans le Grand Canal. Les villas qui le bordaient prenaient dans le couchant une merveilleuse teinte rose et orangée. Venise drapée dans ses illusions semblait goûter la douceur infinie de sa joie de vivre. Une douceur dont Pietro rêvait de se repaître. Il aurait voulu se laisser aller, s’abandonner à cette contemplation tranquille, rendre à la cité son plus bel atour, son plus beau qualificatif : la Sérénissime.
— Sais-tu, Landretto, ce qui tuera l’homme ?
— Non, mais je devine que vous allez me le dire.
— Regarde ces villas, ces palais, cette lagune magnifique ; regarde ces richesses, écoute ces rires et ces chants. Ce n’est pas la misère qui tuera l’homme.
— Ah non ?
— Non, dit Pietro. Parce que ce n’est pas elle qui excite la convoitise...
Il s’étira, écartant les bras dans une grimace.
— C'est l’abondance.
Longtemps, Pietro et son valet restèrent ainsi, sur le pont, à regarder l’effervescence alentour. Et tout à coup, la main de Viravolta se crispa sur l’épaule du valet.
Dans les derniers rayons du couchant, elle était réapparue.
Elle se trouvait un peu plus loin, souriant à cette lumière douce et voilée, cette lumière de fin du jour, jaune et blanche, avec une pointe d’orange, qui scintillait à la façade des villas et dans l’eau du canal. Anna Santamaria souriait. Elle évoluait à quelques pas de lui, en contrebas, sur le quai où s’épanouissaient les étals des marchés et boutiquiers. De nouveau, Pietro crut à un enchantement; il admirait la blondeur de ses cheveux, la grâce de son maintien, la finesse de ses doigts. Elle marchait devant lui, plus naturelle que jamais, et une brûlante bouffée de désir gagna l’Orchidée Noire. Anna paraissait venue de nulle part, de quelque paradis enfui qu’elle ne tarderait pas à regagner. Elle était là soudain, sans explication. Cette fois, elle n’avait pas vu Pietro, anonyme parmi la foule sur le pont.
Mais aussitôt Viravolta se rembrunit : accompagnant sa déesse interdite, il reconnut le sénateur Ottavio. Il la rejoignait, cherchait son bras. Ottavio. Ottavio et son nez épaté, ses bajoues adipeuses et creusées de vérole, son double menton, ce front luisant encadré de deux touffes de cheveux blancs ridicules, Ottavio le grave, le fat et le sévère Ottavio, qui autrefois avait été le protecteur de l’Orchidée Noire. Il marchait lui aussi, faussement impérial dans sa robe noire, avec son emphase si caractéristique, ses médaillons d’or grossiers qui pendaient de son cou comme des décorations, et sa beretta sur la tête, à la manière de son collègue, le sénateur Campioni. Ainsi, il était là également, et Pietro ne l’aimait pas.
Mais alors, cette fois-ci , Anna allait-elle encore s’enfuir? La laisserait-il partir ?
L'occasion était trop belle.
Casanova. Elle, ici et maintenant.
Des signes du
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