Le piège de Dante
la lucarne, et une partie de son visage... Leur conversation était de temps à autre hachée par un cri, ou par l’imploration lugubre d’un autre prisonnier; mais ils purent échanger suffisamment pour que Pietro fût rassuré sur l’état de santé de son ancien camarade. Naturellement, il ne lui dit rien de l’affaire qui le préoccupait; il fut néanmoins content de savoir que Giacomo se portait bien. Pietro eût aimé profiter de la situation pour négocier auprès de Vindicati le recrutement de Casanova parmi ses rangs ; mais celui-ci, comme le chef de la Quarantia Criminale , ne voulait pas en entendre parler.
Ils jugeaient sans doute que ce n’était pas le moment d’en rajouter.
— Et les dames? demanda Giacomo. Pietro, comment sont les femmes, dehors ?
— Tu leur manques, Giacomo ! plaisanta Pietro.
— Transmets-leur mon bon souvenir. Dis-moi... Tu as revu la Santamaria ?
Pietro hésita, regardant la poussière au bout de ses chaussures.
— C'est-à-dire que... euh... Oui, ou plutôt non, je...
— Pietro ! s’écria Giacomo d’un ton sans appel. Fais-moi plaisir. Trouve-la, et partez de cette ville sans vous retourner!
Pietro sourit encore.
J’y songerai, Giacomo.
Oui, j’y songerai.
— Et toi ? Tu tiendras ?
Casanova avait la voix claire quand il répondit :
— Je tiendrai !
Le recrutement des agents continua. Il n’était pas un seul détail de leur vie qui échappât au contrôle de Pietro et de Vindicati. Si l’ombre organisait ses légions, il était temps de se préparer à une contre-attaque. Chacun des espions enrôlé au service de la République serait comptable sur sa vie, ses biens et sa famille de sa fidélité au serment qu’il renouvelait devant Emilio.
Le Conseil des Dix fut entièrement associé à ce processus.
Une trahison, quelle qu’elle fût, équivaudrait à une ou plusieurs exécutions immédiates; en l’absence de coupable désigné, les Dix frapperaient au hasard et la mort s’abattrait comme la foudre, de façon arbitraire, au milieu des agents ainsi mis au pied du mur. En trois jours, une seconde armée secrète fut constituée et déployée à travers Venise. Nobles, cittadini , artisans, acteurs, filles de joie y furent mêlés; tous se dispersèrent de la place Saint-Marc au Rialto, des Procuratie aux Mercerie , de Canareggio à Santa Croce, de la Giudecca à Burano, avec pour tâche d’obtenir des renseignements, chacun comptant sur ses charmes et ses activités propres. Plus que jamais, la justice d’exception des Dix fonctionnerait à plein, et sans la moindre pitié. A l’urgence de la situation répondaient des mesures sans précédent. Le Doge fut surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par dix hommes armés, qui à la moindre alerte en rameuteraient cinquante, s’il le fallait. Le premier moment de panique laissait place à une organisation serrée. L'ombre avait ses Dominations, ses Principautés et ses Archanges ; la République aurait ses forces célestes, ses légions à elle, celles de la lagune : Raphaël, Mikaël, Gabriel, Hésédiel et autres Métatron. Une perquisition musclée fut organisée dans le caveau de la villa Mora : bien sûr, on ne trouva rien. Ni l’autel, ni l’édition de L'Enfer sur son pupitre, ni les tableaux accrochés aux murs, et encore moins de présence humaine.
L'escalier qui y menait, au milieu des ruines, fut muré.
Au soir du troisième jour, Pietro, épuisé, se retrouva avec Landretto sur le pont du Rialto. Car, pendant ce temps, la vie vénitienne continuait comme si de rien n’était. Le Rialto : Pietro et son valet y étaient parvenus par ces rues aux pierres quarrées de marbre d’Istrie, que l’on avait récemment piquetées de coups de ciseau, pour éviter qu’elles soient trop glissantes. D’une arche large de quatre-vingt-dix pieds, le pont enjambait le Grand Canal, soutenant sur sa courbe élevée quelque quatre-vingts boutiques et logements aux toits couverts de plomb, au milieu de cette foire permanente, du passage des bateaux et des gondoles. Après des jours maussades, voire tempétueux, le soleil était revenu s’installer au-dessus de Venise. L'Herberie était en pleine effervescence. Les barques ne cessaient d’y décharger des légumes, des viandes, des fruits, du poisson, des fleurs. On trouvait de tout ici, marchands d’épices criant en bras de chemise, bijoutiers faisant essayer aux dames leurs nouvelles parures, vendeurs de vin, d’huile, de peaux,
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